Cher eurofan confiné,

Voilà donc plusieurs semaines que, toi et moi, nous partageons ensemble cette période de confinement. En France comme en Italie, en Espagne comme en Belgique, à travers l’Europe comme à travers le monde, nous sommes tous (ou presque) logés à la même enseigne, seuls nos irréductibles amis suédois résistant à la tendance actuelle. Qui s’en serait douté, quelques semaines auparavant, lorsque nous regardions la Chine, à des milliers de kilomètres, réaliser un scénario de film futuriste avec incrédulité et circonspection ? Comment aurait-on pu imaginer ne serait-ce qu’un instant que l’impossible approcherait de nos frontières, pour ensuite mieux les franchir ? Je ne parle même pas de la prison à ciel ouverte dans laquelle nous avons été placés de force en ces jours printaniers (heureusement fort pluvieux dans l’Aude depuis une semaine) …

Ce qui fait, pour moi, le sel de la vie me manque. Les bars dont nous occupions les terrasses jusqu’à point d’heure, les cinémas, les théâtres, les associations de sport de combat engagées dans lesquelles je m’épanouissais, les restaurants, les librairies dans lesquelles je flânais au milieu des rayonnages, les boîtes dans lesquelles nous nous déhanchions, nos corps transpirants se frôlant pour ne plus faire qu’un. Mais avons-nous d’autre choix que de rester sagement chez nous, sauf à aller faire ses courses dans une ambiance lunaire armés de gants et de masques, ou son heure quotidienne d’activité physique extérieure avec la distance sociale requise ? Le soleil printanier, si prompt à l’ivresse, n’y changera rien : à nous de vaquer à d’autres activités que ces petits luxes que nous offre d’ordinaire notre quotidien effréné.

Au sein du cocon familial audois, je goûte à la chaleureuse présence des livres (je te recommande vivement City On Fire de Garth Risk Hallberg), aux vibrations du septième art (j’ai découvert le coup de poing La Haine de Kassovitz et prolongé ma socialisation avec le cinéma italien des années soixante), à la découverte de ces séries dont j’ai tant et tant entendu parler sans jamais en avoir regardé une seule depuis les femmes au foyer désespérées (je revendique désormais une certaine expertise du Bureau des Légendes), à mes exercices de sport quasi quotidiens, tantôt avec mon club de boxe, tantôt avec mes collègues. Entre Pékin Express et Koh-Lanta (je n’ai jamais su distinguer le nom du prénom), je m’imagine Top Chef, me lançant dans la confection de quiches lorraines, fusilli bolognaise curry maison, pizzas homemade, escalopes milanaises, rougail saucisse ou encore poulet basquaise, avant de me la jouer meilleur pâtissier. Home Sweet Home, en somme.

À quoi rêves-tu, cher eurofan, lorsque tu es chez toi, que tu te réveilles avec les belles lueurs de jours pourtant difficiles, que tu sirotes ton thé ou ton café avant d’attaquer une nouvelle journée de télétravail ou de chômage partiel, que ta vie est désormais rythmée par de nouveaux rituels ? À quoi aspires-tu dès lors que l’horizon sera éclairci ? Pour ma part, je songe aux jours d’après, ceux de la délivrance et de la liberté, ceux où nous serons emportés par la foule et par la chaleur de l’été, quoiqu’en disent nos médias sensationnalistes et nos gouvernants au discours anxiogène. Et cela me donne de l’espoir, bercé par les doux sons de notre concours préféré, ce cher allié qui a le don de raviver nos âmes parfois désenchantées. J’attends d’ailleurs ton retour sur le conseil de classe de l’EAQ : que penses-tu de ce nouveau concept dont certains osent discuter la légitimité ?

Que je ne m’égare point cependant, et que je te dévoile ma toilette de l’intime. Alors que je m’amusais nonchalamment à étirer le trou béant de mon bas de pyjama, celui-là même qui dénudait mon genou dénué de tout accent rohmérien, tout en me délectant de mon mug de Nesquik (hashtag retour à l’enfance), des images resurgirent étrangement en moi. Retour vers le futur. C’est alors que je fut projeté onze années en arrière.

C’était le samedi 16 mai 2009. Pour la première fois de son histoire, le concours se déroulait dans le plus vaste pays du monde suite à son indigeste victoire lors du tout aussi indigeste concours 2008. добро пожаловать в москву, Good Evening Europe and Welcome in Moscow, capitale de la Russie.

Je n’en avais pas encore conscience, mais ma passion pour l’Eurovision était en gestation depuis quelques années déjà. Mon premier souvenir, c’est celui d’avoir entendu le nom Slovénie en direct de Jérusalem en 1999, alors que j’étais enfant et que ma grand-mère et moi avions distraitement zappé sur le concours. Je n’ai par contre pas le moindre souvenir de la prestation, et encore moins de la chanson …

Évidemment, il y a eu Natasha St-Pier en 2001, dont la participation à l’Eurovision permit de remettre le concours sous la lumière des projecteurs et fit d’elle une star en France. Je me rappelle aussi d’une évocation, précise, de la victoire de la Turquie au concours 2003 par Laurent Weil, alors que le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan s’apprêtait à monter les marches du Palais des Festivals de Cannes pour y recevoir le Grand Prix pour son film Uzak.

C’est toutefois en 2004 que la flamme s’alluma pour la première fois, à la découverte de cet angoissant et fabuleux moment qu’est la révélation des résultats, ponctuée de l’attribution des magiques Twelve Points (dont Monaco fit alors cadeau à Jonatan Cerrada, les derniers pour la France avant l’édition 2011). Je commençai dès lors à regarder les finales du concours, particulièrement marqué par celle de 2007, qui avait sacré la sublime Molitva de Marija Serifovic devant la mythique danse du Lasha Tumbai de Verka Serduchka. J’avais ce soir-là eu un énorme coup de coeur pour l’Unsubstantial Blues de Magdi Rúzsa, qui m’avait littéralement embarqué et qui me poursuit encore treize ans après. Pendant que la France finissait une nouvelle fois aux tréfonds du classement en dépit de l’Amour à la française des Fatals Picards, les britanniques osaient nous égaler grâce à (ou à cause de ?) l’intrépide équipage aérien des britanniques de Scooch, dont l’exquise performance s’inscrit indéniablement au palmarès des inoubliables du concours.

Contre mon gré, je loupais le direct du concours 2008. Je n’étais pas encore de ces eurofans, dont je ne connaissais alors pas la substance, et ne jugeais pas nécessaire de me dédouaner de ce qui revêtirait aujourd’hui les contours d’un crime de lèse-majesté, seulement tolérable pour une question de vie ou du mort, telle une fête de PACS à Déville-les-Rouen inopinément placée ce soir-là de 2016 où la France faisait partie des grandes favorites au titre : j’avais tenté la négociation de l’écran géant, mais The Voice et la dernière journée de Ligue 1 étaient aussi sur le coup (Clarence si tu me lis). Le rattrapage ultérieur de la finale de 2008 me confirma que je ne méritais point de m’auto-flageller tel un adepte de l’Opus Dei à genoux devant la Croix : tu commences à connaître mon amour pour l’édition 2008, ses légumes et sa Turkey irlandaise, qui me donnent fort peu envie d’y croire en dépit des injonctions de ce cher Dima Bilan. Si j’avais pu seulement me douter qu’un an plus tard, le concours 2009 serait le véritable déclencheur de la passion … et que deux ans plus tard, je pousserai pour la première fois la porte de l’Eurovision Au Quotidien. A toi je peux toutefois l’avouer au risque de briser ma légende : j’avais déjà fait un tour chez la concurrence en tant que simple lecteur …

Crédits photographiques : Rémi P.

C’était une belle soirée de printemps. À quelques semaines des épreuves de mon baccalauréat littéraire, je me trouvais en Ariège voisine, à Mirepoix plus précisément, chez mon père. Ce soir-là marquait le lancement du festival des bandas, auquel il rejoignait ses amis et voulait me traîner. Sauf que le petit Coconuts avait à l’esprit d’autres perspectives, plus alléchantes et plus excitantes : la finale du concours de l’Eurovision, qui plus est représentés – pour une fois – par une immense artiste, j’ai nommé Patricia Kaas.

À l’époque, je n’osais point trop dire les choses, de crainte de me voir opposer un refus net et précis : le plus souvent, je tournais autour du pot, ou tentais d’envoyer des messages subliminaux que nul ne comprenait. Trois heures avant l’heure fatidique, devant le potager de la maison, je pris donc mon courage à deux mains et suggéra fortement à mon père de ne point m’embarquer dans sa virée, les paillettes du concours n’attendant que moi pour atteindre l’acmé de leur magnificence. Il grogna gentiment, affirmant qu’à mon âge d’alors, je devrais me consacrer à d’autres activités que le visionnage de l’Eurovision un samedi soir, mais il n’opposa évidemment aucune résistance. La distribution fut donc la suivante : au père, bandas et cerveza avec les amis, au fils, Eurovision et lasagnes avec Berlioz le chat (je ne sus jamais s’il avait apprécié le spectacle, ne disposant pas de décodeur de miaulements).

Après avoir fait acte de présence au festoiement, j’arrivais juste à temps pour le début du concours inauguré par Sasha Son avec son Love aux accents jazzy, dont le faible classement en fin de soirée me sembla fort injuste. Ce n’était que le début d’un émerveillement continu de plus de trois heures, durant lesquelles s’enchaînèrent les instants mémorables que je pourrais partager avec toi par vingtaine. Si Patricia Kaas livrait évidemment une magnifique prestation, à la hauteur de son professionnalisme et de son talent, la concurrence n’était pas en reste, en voici des preuves. La Norvège est bien sûr une telle évidence que j’ai préféré mettre en avant cinq autres prestations que j’estime mémorables, et qu’il me fut bien difficile de trancher dans une édition 2009 si dense et si chère à mon petit coeur d’eurofan (mention spéciale au top 10 entier entre autres).

Premier choc de la soirée : la Suède, avec La Voix portée au sublime par Malena Ernman, qui termina à une scandaleuse vingt-et-unième place et continua à enfoncer la Suède avec laquelle avait commencé quelques années auparavant une singulière histoire d’amour pour raisons familiales : elles étaient désormais également eurovisionesques.

Rodi me, u majsku zoru, kupaj me, u bistroj vodi … Onze ans après, ce refrain me hante encore, profondément ancré dans ma mémoire. T’ai-je déjà raconté qu’entre-temps j’ai visité la Croatie et fait un petit tour en Bosnie-Herzégovine ?

Entre La Voix et The Voice, il n’y a qu’un pas, et il s’appelle Chiara. Après deux médailles d’argent en 1998 et 2005 pour Malte (que je découvrais un an après la Croatie), la voici décidée à soulever enfin le micro de Cristal avec son très beau What if We, qui bercera mes réveils matinaux pendant longtemps, histoire d’apporter de good vibes à mes journées. La concurrence était bien entendu trop forte cette année-là pour permettre à Chiara de briller avec un titre somme toute assez classique, mais une vingt-deuxième place incompréhensible à mon sens.

L’Estonie était au bord du gouffre en cette veille de concours 2009, enchaînant les catastrophes depuis l’instauration des demi-finales. Il a suffit d’une symphonie urbaine dédiée à des nomades qui erraient dans le désert pour remettre le pays sur le devant de la scène eurovisionesque avec cette prestation unique et envoûtante qui distillera le mystère au sein de l’Olimpiyskiy Indoor Arena. Rändajad occupe depuis une excellente place dans ma playlist d’eurofan.

Dernière de la liste, la prestation enjouée de l’Allemagne par Alex Swings Oscar Sings feat Dita Von Teese, qui enjailla fort Cyril Hanouna. La délégation allemande aurait également pu mériter un petit mieux ce soir-là, avec ce Miss Kiss Kiss Bang aux délicieux accents rétros. Je vais être honnête, cher ami : c’est moins l’intérêt musical (pas foncièrement très élevé) que la scénographie qui a retenu toute mon attention, bien que le refrain soit fort entêtant.

Je pourrais développer sur tant et tant de points (la scène, avec un tiers des écrans LED du monde entier !), mais pour ton information cher eurofan, ce n’est pas dans cette liste digne d’un Fairytale que se cache mon précieux souvenir, que voici à présent. Pour apporter de la clarté à la situation, sache qu’il se tient en cinq lettres :

S-A-K-I-S

Crédits photographiques : Flickr

« This is Our Night, FLY to the top baby, yes we can do it just, wait and see… »

Comme tu peux le constater, c’est bien sur ce cher Sakis Rouvas que je m’apprête à disserter, aussi surprenant cela puisse t-il paraître. Que puis-je cependant y faire, c’est un véritable plaisir coupable que je ne suis même pas capable d’assumer en conseil de classe. Si la Grèce au concours est capable de m’exaspérer terriblement en une dernière respiration, entre son enchaînement de copycats sauce pop commerciale des années 2000 et son absence de ligne directrice dès 2014, je suis obligé de t’avouer qu’elle a l’infaillible don de me faire danser comme un maniaque au rythme de cette même délicieuse pop locale reconnaissable parmi tant d’autres. Over and Over I’m falling…

Revenons toutefois au sujet de mon souvenir : Sakis Rouvas. Sakis. Ah Sakis … Qu’est-ce qui n’a pas été dit sur lui. L’eurodiva que je suis au fond de moi trouve un intrinsèque problème à ce terme : l’euromonde ne le conjugue généralement qu’au féminin, ce qui est un profonde erreur. Au fond, l’eurodiva n’a ni sexe ni genre : c’est juste qu’on ne regarde pas assez au-delà des idées toutes faites et de ces stéréotypes avec lesquels il faut rompre. Ne serait-il pas temps de repenser ainsi le concept ? Vaste chantier philosophique qui n’est pas l’objet de cette lettre. Ce qui m’est en tout cas indéniable, c’est que si l’on daignait enfin conjuguer le concept d’eurodiva au masculin, elle porterait un seul et unique nom : celui de Sakis Rouvas. Qui n’a pas rêvé d’une troisième participation d’Apollon au concours ? J’ai jusqu’à récemment eu espoir, avant de me résigner : il faut savoir passer la main, et Sakis a su se retirer au bon moment, même si j’ai parfois un petit pincement au coeur teinté de nostalgie.

Bien des fois, l’Esprit Arena, le Baku Crystal Hall, la Malmö Arena, le B&W Hallerne, le Wiener Stadthalle ou encore l’Ericsson Globe eurent l’occasion d’exploser en une décennie. Lisbonne nous offrit cependant l’occasion d’une magistrale leçon en la matière, que la mémoire de l’Eurovision n’est pas prête d’oublier, celle qu’une certaine Eleni Foureira nous délivra en bonne et due forme pour Chypre, mettant littéralement le feu à l’Altice Arena avec son Fuego. C’est cependant trop vite oublier qu’un précédent, d’origine grecque également, survint neuf ans plus tôt.

Flashback. 1974 est l’année fondatrice. Un petit groupe du nom d’ABBA décroche une mémorable victoire au concours avec Waterloo. Avant cela toutefois, la Grèce expérimente sa première participation, décrochant une anonyme treizième place avec Κρασί, θάλασσα και τ’ αγόρι μου (Krasí, thálassa ke t’agóri mou). Par la suite, les résultats du pays s’améliorèrent assez vite, avec les premiers top 10 dès 1977, mais les vingt-quatre années qui suivirent furent essentiellement des oscillations entre la huitième et la quatorzième place, exception faite de rares top et bottom 5, sans compter les quelques années de retrait ou de relégations. C’est cependant en 2001 que le pays initia le début de sa chevauchée fantastique, avec la troisième place d’Antique (co-porté par une certaine Helena Paparizou), un premier podium historique pour la Grèce.

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Trois années plus tard. Nous sommes en 2004. Les deux éditions précédentes ne furent guère réjouissantes pour le pays, échouant à chaque fois à la dix-septième place. L’ERT, la télévision nationale grecque, organise une finale nationale qui désigne même un vainqueur, mais décide finalement de rétropédaler et de procéder à une sélection en interne. L’heureux élu s’appelle Sakis Rouvas. C’est déjà une immense star dans son pays (neuf albums au compteur), et notre collègue de la rédaction, Sakis, l’a évoqué avec passion dans sa boîte à souvenirs #1 de l’été 2019. En cette soirée de printemps à Istanbul – premier coup de foudre avec le concours, tu le sais à présent -, il va alors accéder au très envié statut d’eurostar. J’en tiens pour preuve ce vote haletant, où la Grèce fut longtemps au coude-à-coude pour la victoire avec l’Ukraine, la Serbie-et-Monténéro et la Turquie, avant que l’ancien gymnaste ne décroche finalement une nouvelle médaille de bronze pour le pays, à seulement vingt-huit points de Ruslana.

Sakis venait d’accéder à un statut international, et la Grèce de poser les germes de la suite, qui marqua tout simplement les plus belles années du pays au concours. Une décennie dorée, dont le point culminant allait être atteint l’année suivante, avec la victoire d’Helena Paparizou à Kiev en 2005, pour My Number One.

Les années passèrent, et les tops 10 s’enchaînaient sans difficultés pour Anna Vissi et Sarbel, avant que Kalomira ne réussisse à faire grimper à nouveau son pays sur le podium avec sa combinaison secrète, qui me laisse encore complètement de marbre aujourd’hui. C’est terrible, mais je ne comprendrai jamais les téléspectateurs de l’édition 2008.

Autant dire qu’en 2009, la Grèce était une nouvelle fois très attendue des eurofans. À l’aube d’une crise économique sans précédent, le pays souhaitait continuer d’affirmer sa nouvelle puissance au concours et ainsi s’approcher de la deuxième étoile, même si les difficiles lendemains montreront par la suite qu’elle n’était guère la bienvenue sur le plan financier. Qu’importe, de son côté, un artiste avait à coeur de prendre sa revanche cinq ans après son excellent résultat : Sakis Rouvas. Âge d’or grec + Sakis. La recette magique d’une deuxième victoire était posée sur le plan de travail.

L’ERT annonça la sélection en interne de Sakis dès le mois de juin 2008, et décida d’organiser une finale nationale pour désigner la chanson avec laquelle il défendra les chances du pays en Russie. Jamais un aussi grand nombre de votes ne fut enregistré lors d’une sélection nationale grecque, alors même qu’elle se déroulait sous le format un artiste et trois chansons – ce que je ne le saurai évidemment qu’à la rédaction de cette lettre. This Is Our Night remporta une victoire nette et sans bavures, avec 81% des voix, face à Out Of Control et Right On Time.

La température montait sérieusement chez les eurofans, puisqu’à moins de quarante jours du concours, la Grèce faisait partie des grands favoris à la victoire, atteignant jusqu’à la deuxième place des bookmakers derrière l’indétrônable Norvège.

Moscou, mai 2009. La qualification pour la finale ne fut qu’une formalité. Le grand soir, le tirage au sort avait offert à la Grèce la huitième position dans l’ordre de passage, entre l’Islande et l’Arménie, dans une seconde moitié de première partie fort dense. Ce qui n’a pas empêché le pays d’exister auprès du public, très loin de là.

Je revois la prestation comme si c’était hier. Je revois l’Olimpiinky Indoor Arena exploser littéralement, la flamme grecque embrasant littéralement la salle. Bien que la délégation continuait sur sa lancée, en retravaillant des ingrédients semblables à ceux qui avaient fait son succès les années précédentes, elle avait placé la barre encore plus haut en cette édition 2009. Dès les premières secondes, il était évident que la Grèce n’était pas là pour faire de la figuration

L’artillerie lourde était de sortie. Le titre pop commercial parfaitement calibré et diablement efficace. La mise en scène grandiloquente. Mate un peu ça, cher eurofan : une choré millimétrée et parfaitement exécutée, quatre danseurs, une agrafeuse géante. Et au centre de tout ça, le dieu Sakis.

Je te dois l’honnêteté intellectuelle, cher eurofan, et ce serait mentir que de dire que ce fut la prestation vocale qui me marquait le plus. Il faut dire que l’ancien gymnaste était bien plus à l’aise de son corps que de ses cordes vocales, dont les manquements ont été heureusement compensés par la ou le choriste de l’ombre, dont la présence a été à plusieurs reprises soulignée par Hanouna dans ses commentaires. Pour cela, je le remercie, car je ne m’étais rendu compte de rien : je pensais encore naïvement que les choristes avaient toujours droit à la lumière … et que Sakis ne devait l’entièreté de sa performance vocale qu’à son seul talent. La réalité est toute autre, et elle me saute d’autant plus aux oreilles avec le recul.

Sakis ambiança donc la salle, bondissant et rebondissant sur la scène tel un impressionant élastique, assurant de bout en bout le premier rôle tel l’extraordinaire showman qu’il est, sans le moindre temps mort. Je suivais donc avec attention la prestation, soufflé par l’investissement de la délégation et l’incroyable énergie de la performance grecque, véritable aspirateur à télévote. Et puis … Bon, cher eurofan, nous sommes entre nous, tu commences à bien me connaître, et je n’ai donc d’autre choix que d’assumer mon inclination pour le charme méditerranéen du chanteur, qui me titillait depuis le début de notre rencontre, deux minutes et vingt-huit secondes plus tôt.

C’est alors que tout bascula.

Deux minutes et vingt-neuf secondes. This is Our Night, FLY et bam ! De son innocente main gauche, Sakis commis l’irréparable. Il prit l’encolure de son fort décolleté polo, et l’ouvrit d’un coup sec, probablement plus que de raison prévue (en tout davantage qu’en demi-finale). Je pense qu’il est inutile de disserter sur la sensibilité qui fut la mienne durant les trente secondes restantes. Onze années après, je ne me suis toujours pas remis de mes émotions, et en reste encore sans voix. Tu conviendras pourtant qu’il est si difficile de me faire taire …

Bref.

Pour un artiste, participer à l’Eurovision est à coup sûr une expérience unique, profondément ancrée dans sa mémoire et, d’une manière ou d’une autre, dans sa carrière, fût-ce en positif ou en négatif. Le concours peut aussi bien révéler des artistes à leur pays et au monde entier que détruire des carrières. En France, la carrière musicale d’Amir prit un nouveau tournant après sa sixième place à Stockholm, la révélation étant devenue un artiste d’envergure sur la scène musicale française. Inversement, en dépit d’un évident professionalisme et d’une longue expérience de la scène, Lisa Angell vit la sienne s’arrêter du jour au lendemain après sa participation à l’édition 2015.

« L’important, c’est de participer » disait le baron Pierre de Coubertin. Mais lorsque vous avez connu la saveur de la première fois, qui plus est avec réussite, comment trouver la motivation d’effectuer un come-back si ce n’est pour viser plus haut ? Chiara, Ira Losco, Ovi et Paula Selig, Niam Kavanagh, Carola, Dana International, Lena Meyer-Landrut, Elitsa & Stoyan … Autant d’artistes qui ont connu les joies d’un podium, d’un top 5, voire d’une victoire et qui sont revenus au concours, sans y connaître la même réussite, subissant parfois un terrible échec. Certain.e.s d’entre eux n’avaient rien à prouver, et cherchaient tout au plus à assurer une finale à leur pays en difficulté. D’autres, quant à eux, recherchaient la victoire et ont vu leurs espoirs déçus, même si certains ont fait l’exploit d’égaler leur précédente performance, à l’instar de Željko Joksimović, Sergey Lazarev ou Chiara en 2005, qui comptent chacun.e deux podiums en deux participations. L’Eurovision est une aventure qui touche à l’exceptionnel : une nouvelle participation a t-elle forcément le même goût lorsque l’on a failli décrocher le graal et qu’elle ne représente pas l’assurance d’un meilleur résultat ? Ces bons élèves du concours participent-ils à nouveau juste pour le plaisir ? That is the question.

Le tout est qu’il n’y a pas eu match. Pour le grand retour des jurys en finale, la séquence de vote fut toutefois inoubliable. La Norvège domina de la tête et des épaules du début à la fin, ne laissant que des miettes à la concurrence pourtant élevée. Le seul véritable suspense résidait dans le passage ou non de la barre des 400 points (ce qu’aurait réalisé le Portugal en 2017 avec le système de vote mis en place en 2009) et dans le duel entre l’Islande et l’Azerbaïdjan pour la deuxième place. Quant à Sakis, le polo déchiré n’y aura rien fait. Contrairement à 2004, il ne fut jamais en course ni pour la victoire, ni pour le podium, mais réalisa toutefois une belle septième place, avec le cinquième rang du télévote et une honnête onzième place chez les jurys. Ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa très belle carrière, sans jamais être revenu à ce jour au concours dont il est toutefois devenu une légende.

Moralité de l’histoire ? Depuis ce samedi 16 mai 2009, je ne regarde plus un polo blanc de la même façon. Et c’est surtout que l’Eurovision devint une passion dévorante dont, onze années après, je te confie certains ressorts dans cette lettre de confiné, que l’EAQ me fait le plaisir de publier.

Je m’arrêterai là pour aujourd’hui. C’est avec impatience que j’attends ta prochaine lettre. Donne moi des nouvelles au plus vite, je me languis déjà de tes mots, cher eurofan. Parle-moi des jolis choses, des Cahiers du Cinéma, offre moi des roses et des camélias. Mieux encore : parle moi d’Eurovision comme tu sais si bien le faire au quotidien.

Prends soin de toi.

Rem_Coconuts