Il y a pile un mois, Louane défendait les couleurs tricolores à l’Eurovision 2025 avec maman. Donnée parmi les favorites à la victoire, elle a finalement décroché une belle 7ème place, au goût toutefois amer. Pourquoi le Micro de Cristal s’est-il une fois refusé à la France ?

On dit souvent à l’Eurovision que les petites musiques qui montent sont souvent de bons présages pour le Jour J. Combien de pays ont-ils ainsi vu leur hype monter subitement lors des répétitions avant de se voir récompensés d’un résultat au-dessus des attentes initiales ? L’Autriche et les Pays-Bas en 2014, le Portugal en 2017, Chypre en 2018… Rien de tel pour nourrir l’espoir légitime d’autant que, cette année, la petite musique des derniers jours était bel et bien française.

« Prêts pour gagner ? », « Prêts à accueillir en 2026 ? », « Vous allez gagner », « On croise les doigts pour vous » : pas une seule heure ne s’est écoulée sans que ce type de ritournelles ne nous vienne aux oreilles. Depuis la salle de presse, il ne semblait guère faire l’ombre d’un doute pour beaucoup : là où peu voyaient la Suède l’emporter et beaucoup pensaient que le télévote serait rebuté par la proposition autrichienne, la France semblait le vainqueur de compromis qu’attendait l’édition 2025. Pour preuves, la victoire de Louane au sondage presse du vendredi après-midi et l’attribution du Prix Marcel Bezençon de la presse à la France à quelques heures de la finale. Mais une nouvelle fois, las ! Si les jurys nationaux ont salué la performance de Louane, le public est resté froid devant la proposition de la représentante française, reléguée à la 14ème place du télévote.

L’heure d’un premier aveu : le centre médias et l’eurofandom forment souvent une seule et même bulle déconnectée de l’audience du samedi soir. Quand bien même le classement de l’édition 2025 est, à bien des égards, décontenançant (voir édito du 19 mai 2025), nos dizaines et nos centaines d’écoutes des chansons et des prestations mettent nos regards (trop ?) pointilleux et passionnés en confrontation avec la virginité du regard du grand public qui, pour la plupart, découvre les titres et les prestations pour la première fois le Jour J. Là où ce dernier vote donc sur l’immédiateté de la première impression (et de l’émotion qui en découle), nous, euromédias et eurofans, jugeons les performances avec un œil aiguisé et « expert » (ne voyez surtout aucun orgueil déplacé dans l’utilisation du terme) en décalage objectif avec la vision du primo-découvrant. Ce biais nous invite aujourd’hui à la remise en question et à nous placer davantage du point de vue du téléspectateur « lambda », que nous tendons à oublier.

7ème. Un beau top 10, certes, mais une désillusion pour le camp français, qui visait un top 5 légitime, à aisée portée de main dans une édition de faible facture musicale, où les titres réellement compétitifs étaient objectivement peu nombreux. La délégation avait mis tous les atouts de son côté pour enfin décrocher la sixième étoile qui nous échappe depuis 1977 : une artiste intergénérationnelle ultra-connue en France, une révélation de la chanson en grande pompe au Stade de France, l’un des scénographes les plus expérimentés de l’Eurovision (en la personne du – coûteux – suédois Fredrik Rydman), une couverture médiatique jamais vue pour une participante française jusqu’alors… De l’aveu de la cheffe de délégation 48 heures avant, les fameuses planètes étaient alignées pour dérouler enfin le tapis turquoise à la successeure de Marie Myriam (qui n’attend désespérément plus que ça depuis 48 ans). Las encore ! L’interprète de L’oiseau et l’enfant devra patienter un an de plus avant de pouvoir céder son trône, à son grand dam. Que s’est-il donc passé sur la planète France pour que l’euromonde se joue encore de nous ?

Louane n’a rien à se reprocher

Louane fut une représentante en tous points exemplaire. Dès le départ, elle a fait preuve d’une motivation dans le projet Eurovision rarement vue pour une une artiste de cette trempe, tant celui-ci était intrinsèquement lié à son histoire personnelle et à sa mère disparue. L’artiste voulait participer au concours en son hommage, confortée en cela par des proches qui lui ont conseillé (à raison) de foncer en dépit d’hésitations et de craintes initiales (qui n’en aurait pas face à un tel défi ?). Dès lors, c’est une représentante investie à 100% dans l’aventure qu’il nous a été donné de voir, tant dans le travail effectué auquel elle s’est entièrement consacrée ces derniers mois (repoussant même sa tournée à l’automne-hiver 2025-2026) que dans les « à-côtés » de l’Eurovision. Relation avec les fans (qui ont eu la chance de la rencontrer à deux reprises et même de pouvoir poser avec elle devant l’objectif, contrairement à Slimane dont nous avions été tenus à relative distance), liens avec les autres candidats… Louane a fait montre d’un réel capital sympathie très appréciable, même si ce dernier facteur n’est pas le plus déterminant pour qui découvre une chanson et une prestation pour la première fois le Jour J. Mais un facteur clé tout de même.

L’Eurovision incarnait autre chose qu’un simple concours pour la représentante française : l’occasion pour elle de tourner une page de sa vie pour en écrire une nouvelle, plus lumineuse, plus apaisée, par rapport à son histoire traumatique. Plus qu’une chanson, c’est un moment d’authenticité et de sincérité qu’est venue nous offrir Louane sur la scène de la St. Jakobshalle. C’est avec ses tripes (dans tous les sens du terme si l’on en croit son récit de l’enregistrement en studio) que l’artiste est venue livrer sa vérité et son intimité aux yeux et aux oreilles de l’Europe, mettant à nu ses douleurs et ses espoirs à travers une rhétorique passé-présent-futur : une conjugaison musicale que l’artiste a délivré avec émotion, connectée à sa mère à qui elle demande si, de là-haut, elle « voit tout ici ». Gageons que si cette dernière a vue sa petite Anne réaliser son propre rêve, la maman de Louane peut être fière d’elle, vu la grandeur d’un challenge émotionnel qu’elle a su transcender avec l’art et la manière. Quel plus beau cadeau une artiste pouvait-elle faire à son public ? À l’heure où remporter l’Eurovision nécessite d’être vrai et de partager un storytelling avec le téléspectateur, voilà un atout de plus dans la manche hexagonale, sur le papier.

Car les jurys nationaux ne s’y sont pas trompés en la classant troisième de leur vote derrière les rudes concurrences autrichienne et suisse : Louane a réussi le pari de prestations éblouissantes, d’une parfaite maîtrise vocale, à peine atténuée par l’émotion logique du samedi soir par laquelle elle a su ne pas se laisser submerger. Dans un tableau tout en finesse et en poésie, éclairée par de belles lumières ocre et sable, la représentante française s’est montrée à la hauteur de son expérience de la scène et de son talent. Louane a bossé, et cela s’est vu, s’offrant par la même occasion quelques notes hautes très bien exécutées sur la dernière partie de la chanson, visant à combler le déficit de crescendo et d’envolée initial. Judicieux. D’autant que maman ne faisait pas l’économie de difficultés techniques sur le plan vocal, auxquels l’artiste était peu habituée en termes de tonalité. Ajouté à cela le défi technique de la prestation scénique (250 kilogrammes de liège tombant sur l’artiste trois minutes durant, avec un risque élevé d’avalement), la mission était particulièrement corsée. Mais la représentante française a su faire fi de tout cela pour gravir les montagnes le moment venu.

… Mais alors, pourquoi ça n’a pas marché ?

Telle est la question. Comment la possibilité d’un Micro de Cristal et la quasi-certitude d’un top 5 se sont échouées sur les rives du Rhin ? Loin de prétendre délivrer des vérités sur le sujet (chacun aura son point de vue), voilà quelques pistes de réflexion et d’interrogation à froid. Et si, dans le jeu périlleux du quitte ou double auquel elle s’est livré, la France n’était tout simplement pas parvenue à cerner les attentes du public européen ?

Un problème de connexion ? Si les votes des professionnels semblaient sur le papier acquis (ils l’ont été, bien que 11 pays n’aient tout de même accordé aucun point à Louane), l’enjeu principal pour la France résidait dans la conquête du télévote. L’enjeu était de taille, surtout que le pessimisme ambiant était susceptible d’orienter davantage le public vers les comedy acts suédois et estoniens ou la sulfureuse Erika Vikman, là où Israël était assuré d’un gros score de par une chanson certes taillée pour le top 10, mais surtout du fait d’une sur-mobilisation de la diaspora et de ses alliés, dans le contexte post-attaques du 7 octobre 2023 et conflit à Gaza. Pour aller chercher le public, Louane devait obligatoirement créer la connexion avec les européens, façon Jamala 2016 ou Salvador Sobral 2017, avec des propositions guère des plus euro-compatibles sur le papier. La 14ème place au télévote tend à montrer que ce ne fut pas le cas ou du moins de manière trop éparse, puisque seuls 11 pays ont accordé des points à la France (dont 10 points de la fidèle Arménie), là où la France a été placée en moyenne entre la 12ème et la 13ème place dans le détail des votes du public. Si d’aucuns ont été touchés par la prestation et le message de Louane (qui avait écrit une lettre à l’ensemble des commentateurs – malinx le lynx), trop semblent y être restés de marbre, abandonnant la française au ventre mou du télévote. Tout en reconnaissant la qualité de sa prestation vocale, la mise à distance semblait ainsi rédhibitoire pour un titre aussi personnel et intime, qui repose sur la finesse des mots et de l’interprétation. À rebours de l’indispensable effet attrape-coeurs…

Une prestation trop sobre et trop symbolique pour l’Eurovision ? Et si le point de départ du manque de connexion résidait dans la mise en scène ? Il n’y a rien à redire sur une esthétique reposant exclusivement sur une Louane livrée au regard de l’Europe, le sable s’écoulant pour figurer le temps qui passe (pour ne pas dire qui file ou qu’il reste). Une scénographie épurée en phase avec le fil conducteur d’une chanson qui, au contraire, aurait pu être dénaturée par un excès de pathos dans sa mise en images, un écueil judicieusement évité. Mais les exigences d’une compétition internationale imposent d’accrocher le regard du téléspectateur : ce dernier n’aurait-il pas été trop dérouté par l’excès de sobriété d’une prestation trop métaphorique ? Si ce n’est pas la première fois que la France joue la carte du tête-à-tête (à tel point qu’elle en est devenue la spécialiste européenne), trois minutes durant lesquelles Louane évolue autour d’un filet de liège qui s’écoule et d’une mini tornade finale n’ont-elles pas offert un rendu télévisuel trop long et trop monotone au téléspectateur ? Une prise de risques partagée par la Suisse, dernière du télévote malgré un sublime plan-séquence cinématographique là où, inversement, le tête-à-tête en noir et blanc de JJ nous faisait naviguer dans les remous d’une pleine mer tempétueuse. Avec le redoutable jeu de jambes estonien, le sauna suédois ou l’extatique micro finlandais en face, le message de la scénographie de Louane semble avoir été trop peu perceptible pour le téléspectateur non-francophone.

Un titre trop franco-français et pas assez accrocheur ? Dans une avalanche de titres comiques et de propositions pop très génériques, une ballade émergerait forcément au télévote. En cela, maman bénéficiait de l’atout de son ordre de passage (24ème après un intermède de 5 minutes) et de son statut de ballade grand public de la dernière partie de soirée (même si on a sous-estimé l’impact de la power ballad grecque). En dépit d’un texte personnel et de jolies qualités musicales, le titre était-il suffisamment accrocheur à la première écoute pour imprimer dans l’esprit des européens ? C’est l’un des points de doute que certains d’entre nous (dont moi) avions soulevé à la découverte du titre de Louane le 15 mars dernier, tant ce dernier est classique dans le style et souffre d’un déficit d’envolée dans sa composition (au contraire de Mon amour ou de l’entêtant Voilà). Avec un enchaînement de 26 finalistes, l’Eurovision impose de marquer et de se démarquer : il faut capter le téléspectateur dès la première note. L’absence de toute promotion en radio et le faible nombre d’écoutes en streaming – malgré la notoriété de Louane et le large relais médiatique de sa participation – semblent synonymes d’une accointance moindre du public avec la chanson. Surtout, le thème de la mère est-il, au fond, si universel que cela s’agissant de l’Eurovision ? Au-delà des mères, souvent touchées par la beauté de la déclaration, a t-il réellement parlé aux 15-24 ans réunis devant leur téléviseur, qui ont été 60,4% à regarder le concours sur la tranche d’âge ? Nous rappelant l’échec d’Axel Hirsoux avec Mother en 2014, cela peut se questionner d’autant plus.

Rendez-vous en 2026

Une chose est sûre : depuis quelques années, France Télévisions et la délégation investissent dans le concours comme rarement auparavant. La France veut gagner l’Eurovision et cela se sent, en cela aidée par la volonté de sa médiatique cheffe de délégation Alexandra Redde-Amiel et celle de la PDG de France Télévisions Delphine Ernotte-Cunci (par ailleurs présidente de l’UER). Pour preuve : sur les cinq dernières éditions, la France a réalisé deux top 5, pour un total de trois top 10 incluant la 7ème place toute fraîche (et sévère) de Louane. Une série inédite depuis trente ans, puisqu’il faut remonter au début des années 1990 pour retrouver pareil enchaînement. De quoi remettre la France au premier plan du concours et en refaire l’un des pays moteurs, dont la communauté paraît aujourd’hui attendre la victoire. Le vent semble enfin tourner après de (trop) nombreuses années d’errance passées, ce dont témoignent des audiences télévisées et sociales records (5.7 millions de téléspectateurs en 2025), notamment chez des jeunes générations longtemps déconnectées du concours, sans parler de la couverture médiatique inédite et de sa nouvelle focale de traitement du concours, à rebours du « kitsch » et du « ringard » dont nous a longtemps abreuvé la presse française. Autant de signaux positifs qui redonnent foi en la capacité de l’Eurovision à conquérir une population française trop longtemps rétive à son encontre.

Ayant judicieusement abandonné le format de la sélection nationale et doutant fortement qu’elle y revienne tant qu’elle ne pourra pas proposer un format digne de ce nom et aligner un casting à la hauteur de ses ambitions, Alexandra Redde-Amiel poursuit depuis récemment une politique de grands noms inédite. Là où les artistes confirmés et expérimentés au sommet de leur carrière fuyaient jusqu’alors un concours à l’image dévaluée en France (la liste des refus est longue), ils sont aujourd’hui prêts à participer à l’Eurovision – ou n’y ferment plus la porte a minima. Un revirement historique pour un pays qui, longtemps, a fait le choix (forcé ?) de candidats sans expérience (et aux carrières sans lendemains) ou d’artistes de niche issus de scènes musicales alternatives, même si la période 2016-2018 résonnait déjà comme l’amorce d’un renouveau (alors confronté à l’absence de moyens). Il sera peut-être difficile de capter chaque année des noms aussi implantés que ceux de Louane ou Slimane, mais le vivier de potentiels participants au concours s’étoffe au fur et à mesure que l’Eurovision s’implante en France (Santa, Kendji Girac…). Nul ne peut désormais nous interdire de rêver à celles et ceux qui pourraient porter les couleurs de notre pays dans un futur proche (Juliette Armanet, si tu nous lis…).

Et si on faisait bouger l’Europe ?

Le regard est désormais tourné vers l’édition 2026, avec un enjeu de taille : décrocher enfin la sixième étoile et ramener la coupe à la maison. Mais avant, la délégation française ne pourra pas faire l’économie d’interrogations autour de l’échec relatif de Bâle : questionner les limites actuelles, c’est se donner autant d’atouts pour l’avenir. S’il n’y a, certes, pas de formule magique pour gagner l’Eurovision et qu’un alignement des planètes est indispensable (ainsi le dit à raison ARA), il faut avant tout une recette à la base solide, autrement dit LA chanson qui accrochera l’oreille des européens dès la première écoute. Alors que la France a jusqu’ici joué la stratégie (pas si bête) des jurys – qui lui a réussi en 2024 et en 2025, il s’agira désormais de partir à la conquête du public, dont nul ne peut faire l’économie dans la quête du Micro de Cristal. Un précieux soutien qui a fait défaut cette année, mais qui fut au rendez-vous en 2021 et en 2024, Barbara Pravi et Slimane ayant respectivement terminé à la troisième et à la quatrième places du télévote (avec un score au public supérieur à celui des jurys dans le cas de l’interprète de Mon amour). Mais pour séduire l’audience, il faut aller la chercher de manière plus explicite que cette année.

Elle l’a évoqué en interview dans l’EAQ juste avant son départ pour Bâle : entre les lignes, la cheffe de délégation semble convaincue qu’une ballade à la française permettrait à notre pays de l’emporter, en réponse aux attentes des européens. Mais France 2 aurait tort de se priver de la richesse de notre scène musicale urbaine et pop, surtout qu’un trop plein de ballades pourrait, à force, lasser le public européen (la 14ème place de Louane n’en serait-elle d’ailleurs pas un premier signe ?). C’est sans doute avec des ballades que nous avons réalisé nos meilleurs résultats ces dernières années, mais c’est avec des titres pop que Jessy Matador a accroché la 8ème place du télévote (à 10 petits points du top 5) en 2010 (même si pas sûr que ce soit le meilleur exemple artistique…) et qu’Amir a terminé 6ème de l’Eurovision en 2016, avec un J’ai cherché devenu un (euro) tube. Surtout qu’au vu du contexte international, les européens pourraient bien se détourner des ballades tristes pour mieux se changer les idées en musique. Bien malin toutefois celle ou celui qui saura à l’avance ce dont aura envie l’audience européenne le grand soir : de danser ou d’être touché. Ce serait oublier l’essence d’une victoire à l’Eurovision : LA chanson, et qu’importe le style du moment qu’elle imprime l’esprit des européens.

Crédits photo : Sarah-Louise Bennett | UER