La victoire de l’Autriche samedi soir a conclu une édition bâloise riche en émotions, avant que le dénouement ne vire au soulagement pour un euromonde qui a retenu son souffle jusqu’au bout. Retour sur l’Eurovision 2025.

Dur retour à la réalité du lundi pour qui vit l’Eurovision de l’intérieur, d’autant que la semaine file à la vitesse de l’éclair. Rien de tel pour marquer en bonne et due forme le lancement officiel de la DPE, alias dépression post-Eurovision pour les intimes, surtout que l’aventure fut belle et folle. Après 36 longues années d’attente, les suisses avaient mis les petits plats de rösti et de St. Galler Bratwurst dans les grands pour offrir au téléspectateur et au visiteur la plus belle des expériences Eurovision. À contretemps de Malmö, Bâle a accueilli la plus grande compétition musicale au monde avec enthousiaste, qui a révélé au monde entier le visage d’une ville méconnue. Des couleurs de l’Eurovision présentes partout dans la ville à l’organisation et la proximité des différents espaces, en passant par les nombreux points d’intérêt de la ville, c’est un quasi sans faute (à quelques tramways de sortie de salle près). La SSR SRG nous a offert, quant à elle, un show de qualité, tant à l’antenne que dans la (petite) salle de la St. Jakobshalle. Un bilan toutefois entaché par une issue inattendue, dont un autre scénario aurait pu ouvrir une crise majeure.

Une défaite de la musique ?

Avec une voix qui touchait le ciel et un titre électro-pop-opéra d’envergure illustré par un tableau ambitieux et radical, JJ offre à l’Autriche une troisième victoire méritée et incontestable. Le candidat autrichien tire son épingle du jeu d’un concours ouvert comme il l’a rarement été, dont la perspective de victoire d’Israël nous aura fait trembler jusqu’au bout, là où jurys et public ont été indécis et acté un désaccord d’une ampleur inédite. S’il était évident, à l’approche de la finale, que l’édition accoucherait d’une victoire au consensus (avec 6-7 pays en ballotage), ce sont une nouvelle fois les jurys nationaux qui ont eu le dernier mot. Le reste ne fut qu’une avalanche d’absurdités.

L’Eurovision 2025 marque une défaite historique des bookmakers, qui estimaient les chances de victoire de la Suède à 49% à leur clôture – là où de nombreux spécialistes mettaient en doute l’hypothèse d’une victoire de KAJ (concurrence des joke acts, image péjorative de la Suède auprès du télévote, comportement des jurys…). Seul le vainqueur a finalement bénéficié d’une côte conforme à son résultat, là où la France, les Pays-Bas, la Finlande ou encore Malte ont été surévalués, pendant que l’Italie (surprenante 5ème), la Grèce (magnifique 6ème) et l’Ukraine (incompréhensible 9ème) restaient hors des radars des parieurs. Une débâcle qui dresse le constat d’une trop grande dépendance vis-à-vis de parieurs cherchant à générer de l’argent plus qu’à dessiner une projection fidèle et étayée du futur classement de l’Eurovision.

À y regarder de plus près, tant le téléspectateur « lambda » que l’eurofan a de quoi être décontenancé. Israël à la deuxième place. L’Estonie troisième avec un comedy act accrocheur mais primaire et une prestation vocale catastrophique saluée d’un top 10 des professionnels. Le moment de grâce suisse sanctionné d’un zéro point au télévote malgré une deuxième place chez les jurys. Une Suède favorite se contentant de 195 points au télévote (là où on en attendait plus de 250), La France et les Pays-Bas hors course chez le public malgré des prestations au-dessus du lot. L’Albanie massacrée par les jurys. La Finlande hors du top 10. Le Royaume-Uni et l’Allemagne hauts chez les jurys malgré des prestations respectivement kitschs et traversées de fausses notes. Des pays concurrents qui se sont entretués. De quoi en perdre son français, son suisse-allemand, son italien et son romanche à la fois ! .

De là à y voir une défaite musicale et artistique dans une édition sur le papier très moyenne ? La qualité du spectacle télévisuel et certains pays sauvent heureusement la mise. Il y a cependant un pas que nous sommes tentés de franchir surtout que, longtemps, l’Eurovision a souffert d’une image péjorative dans les médias liée à la qualité musicale globale. Autant dire que la troisième place de Tommy Cash risque de ressusciter certaines critiques, là où le concours bénéficiait d’une embellie dans son image et dans son traitement médiatique ces dernières années en France. Mais là n’est pas la seule critique à laquelle l’Eurovision 2025 risque grandement de s’exposer.

Fiers de Louane

Du côté de la France, Louane était arrivée à Bâle dans le trio de tête des bookmakers, là où sa prestation sur la scène de la St. Jakobshalle en faisait jour après jour l’une des prétendantes les plus sérieuses au Micro de Cristal. Du côté du centre médias, pas une heure ne s’est écoulée sans qu’un média international ne nous invite à nous préparer à la victoire et l’accueil de l’Eurovision 2026, là où circulait également la rumeur d’un œil favorable de l’UER à une organisation prochaine en France. Las ! Malgré une troisième place chez les jurys, la candidate française a subi un télévote implacable, dont elle a terminé à la 14ème place avec 50 petits points, pour une 7ème place au classement général. Une véritable déception au vu des attentes, surtout au vu de l’investissement de Louane dans le projet Eurovision et de la qualité de sa prestation sur la scène de la St. Jakobshalle.

Il viendra certes l’heure de faire le bilan indispensable de la candidature française au concours 2025, afin d’évaluer ce qui a et ce qui n’a pas fonctionné. Pour l’heure, c’est un sentiment de fierté et de gratitude qui domine. En tant que fans, nous sommes fiers d’avoir été représenté par une artiste aussi expérimentée et impliquée que Louane. En réalisant le rêve de sa maman à travers un titre hommage, la représentante française s’est livrée comme jamais, se mettant à nu et vidant ses tripes comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Si le résultat escompté n’est pas au rendez-vous, notre artiste a ébloui sur la scène de la St. Jakobshalle à travers une prestation élégante, symbolique, incarnée et surtout connectée à sa mère. Un moment personnel qui nous a dressé les poils, même si les européens n’ont pas répondu présents.

Offrir son intimité et sa vérité est le plus beau cadeau qu’une artiste puisse faire au public. Une générosité rare, d’autant que, contrairement à son prédécesseur (qui avait assuré un service minimum), Louane a été au rendez-vous des eurofans français, tant lors des previews que lors de la rencontre à Bâle où, malgré l’enjeu de la compétition et ses aléas logiques (fatigue, stress…), notre représentante, émue du soutien de la famille Eurovision, a pris le temps. C’est ainsi qu’au-delà du classement, chère Louane, nous te remercions infiniment d’avoir porté les couleurs de la France à l’Eurovision 2025. Nous sommes fiers de ton aventure et de la prestation éblouissante que tu nous as offert. Et rappelons qu’un top 10, cela reste un beau résultat eu égard aux standards de la France (c’est d’ailleurs la première fois depuis 2002 que le pays aligne deux classements consécutifs dans les dix premiers).

Affronter les sujets pour pérenniser l’Eurovision

L’Eurovision 2025 aurait pu se terminer sur la pire des perspectives. Alors que le concours avait largement perdu en tension après le traumatisme de l’irrespirable Malmö 2024 (à quelques manifestations pacifiques et de rares sifflets en salle près), Israël a frôlé de peu la victoire à la surprise générale, profitant d’une situation indécise et d’un fort éclatement des votes, rares ayant été les propositions à faire consensus. 15ème à l’issue du vote des professionnels, Yuval Raphael a réalisé un carton plein au télévote, décrochant la première place avec 297 points et la note maximale de 12 points à 13 reprises (dont celle de la France), un écart inédit. La procédure de vote s’est alors soudainement tendue, entre le refus de croire à l’impossible (si on pouvait s’attendre à un solide télévote israélien, le pays ne figurait qu’à la 7ème place des bookmakers) et l’inquiétude palpable du chaos. La victoire de l’Autriche a alors sonné comme un soulagement.

Depuis le déclenchement de la guerre à Gaza consécutive aux attaques terroristes du 7 octobre 2023 en Israël, la participation du pays au concours fait large polémique. Tant au sein de l’euromonde que de l’UER, le malaise est palpable et l’inconfort réel. Là où la plupart des médias spécialistes de l’Eurovision ont fait le choix du boycott de la couverture du pays dès fin 2023, le sujet a fait débat au sein de la rédaction. Si l’Eurovision est un concours de la chanson, une compétition entre 37 pays n’est pas imperméable aux logiques géopolitiques internationales, tout comme les Jeux Olympiques ou la Coupe du monde de football. Mais dans le respect du règlement du site, indépendamment de toute prise de position collective (que nous ne souhaitions pas) et au-delà de nos convictions personnelles, nous avons fait le choix assumé d’assurer le traitement du pays, l’UER ayant validé sa participation.

Cependant, le classement de l’édition 2025 place l’Eurovision face à un tournant historique et met l’organisation face à ses contradictions. Aujourd’hui, les logiques à l’œuvre dans le poids du télévote d’Israël dépassent la musique et confirment l’existence d’un biais inédit dans les résultats d’un concours censé être exclusivement jugé sur une base artistique. Une victoire éventuelle du pays aurait fait peser un risque d’éclatement de l’Eurovision, pour ne pas dire qu’il aurait ébranlé son existence fondée sur l’union dans la musique. La perspective d’organisation du concours dans un État ayant déclenché une guerre sur son territoire n’aurait pas été sans enjeux (sécurité, participation des télédiffuseurs, positions de ces derniers, éthique et morale…).

À l’heure où l’unité et l’essence du concours menacent d’exploser, l’UER devra cesser de détourner le regard sur une situation devenue intenable. Réclamé par de nombreux télédiffuseurs, un dialogue serein et factuel devra impérativement être ouvert pour interroger de nombreux sujets : actualité du règlement du concours, pertinence du système de vote actuel au vu de la situation géopolitique (demande portée à ce stade par l’Espagne, la Belgique, l’Islande et la Finlande), menaces de sanctions incompréhensibles exercées à l’égard de certains télédiffuseurs (on pense à la RTVE, dont les commentateurs ne rappelaient que des éléments factuels)… Surtout, l’UER devra véritablement interroger la participation de certains pays à l’Eurovision de manière cohérente et égalitaire, afin de garantir la pérennité d’un concours aujourd’hui plus menacé que jamais.

Crédits photo : Sarah Louise Bennett – UER