Lundi 23 mai. Il y a à peine plus d’une semaine, dans la nuit du samedi 14 au dimanche 15 mai, s’achevait la soixante-sixième édition du concours Eurovision de la chanson. L’heure de la libération avait alors sonné et c’est au terme d’une séquence de vote à suspense et ô combien insoutenable dans bien des sens que l’Europe et l’Australie nous ont délivré leur verdict. Conformément aux attendus des bookmakers, l’Ukraine a donc remporté sa troisième victoire à l’Eurovision grâce à Kalush Orchestra et leur titre Stefania, hommage aux berceuses que la mère du leader, Stefania, lui chantait enfant.

C’était écrit. Pour le courage de ces six artistes exceptionnellement autorisés à quitter leur pays, pour le courage de l’Ukraine, encore et toujours debout face à la tragédie, le public s’est mobilisé dans des proportions inédites et probablement inatteignables à jamais. 439 points au télévote, vingt-huit fois douze points, deux cents points d’avance sur le deuxième, la barre fatidique des 400 pour l’Histoire. Qui aurait pu voler SA victoire à l’Ukraine ? Les eurofans avaient misé sur l’interstellaire Royaume-Uni, la flamboyante Espagne, la vaporeuse Suède, voire sur l’hypnotique Serbie, invitée de dernière minute. Ils ne se sont point trompés en somme, ces pays constituant la suite du top 5 devant une Italie qui a assumé son statut artistique. Mais qui aurait pu priver l’Ukraine d’un troisième Micro de Cristal qui, de toutes les manières, n’aurait pas pu lui échapper en cette édition 2022 ?

Une victoire de la géopolitique, vraiment ?

Dans la nuit du 14 au 15, beaucoup étaient amers. De par sa nature, à savoir un évènement mettant aux prises une quarantaine de nations, l’Eurovision a une évidente dimension géopolitique, tout comme les Jeux Olympiques, la Coupe du Monde de football, le Festival de Cannes, et bien d’autres. Conflit entre la Russie et l’Ukraine, mais aussi entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, exclusion de la Biélorussie, retrait de la Hongrie et de la Turquie … Oui, la politique fait partie de l’Eurovision, et le nier serait illusoire. Ainsi, l’Arménie ne s’est-elle pas rendue à Bakou, de même que nous n’avons pas vu la Russie à Kiev. La victoire israélienne de 1980 a été censurée par la Jordanie, tandis que vingt-cinq ans plus tard, le Liban s’est vu finalement refuser l’accès au concours en 2005 de par son interdiction légale de la visibilisation de l’Etat d’Israël. Les alliances de voisinage sont toujours d’actualité, de la Roumanie à la Moldavie en passant par le couple greco-chypriote et l’alliance balkanique autour de la Serbie (le plus souvent), de même que ce n’est point pour son défaut de talent que Polina Gagarina s’est fait huer de la foule à Vienne en 2015. Ce sont des faits, tout à fait.

Mais la politique n’est qu’une grille de lecture secondaire d’une Eurovision qui est, avant tout et pour toute chose, un concours musical, dont la dimension artistique a toujours triomphé, quand bien même est-elle parfois empreinte de symboles. Le concours met en compétition et récompense certes des pays, mais avant tout des artistes, des chansons, des tableaux, des performances, tout comme il met en lumière une diversité musicale croissante ces dernières années, au-delà des stéréotypes passés et enterrés six feet under. Si les choix et les goûts sont hautement question de subjectivité, il n’en reste d’ailleurs pas moins que l’écrasante majorité des dernières victoires n’ont souffert de guère de contestation sur le plan objectif, signe du triomphe de la musique. Cette dernière s’impose aussi lorsqu’elle célèbre des pays tels que l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande ou encore le Portugal, alors dotés d’un passif eurovisionesque complexe, au-delà d’alliances géopolitiques dont ils sont globalement exclus (nos amis finnois étant les parents pauvres de l’alliance scandinave). Ainsi est-ce également le cas lorsque la France, la Suisse, le Royaume-Uni, l’Espagne ou Chypre parviennent à accrocher un podium, au-delà de toute dimension d’alliance, une nouvelle fois. Convoquons d’ailleurs brièvement les chiffres, qui ont toujours mathématiquement prouvé qu’avec ou sans votes de voisinage, les vainqueurs resteraient vainqueurs. Tandis que, pendant ce temps, les échanges de douze points de complaisance sont de moins en moins légion (pays baltes, Scandinavie, francophonie ….), là où les interminables débats sur les nul point et les dernières places britanniques – tantôt attribuées à la guerre en Irak, tantôt au Brexit – peuvent tout simplement s’expliquer par la qualité des forces en présence (même si le jugement est parfois sévère) …

Donc, globalement, oui, la musique triomphe toujours, à l’instar du sport, du cinéma, des arts et de Lys Assia sait quoi d’autre. N’en déplaise aux tenants d’un concours exclusivement géopolitique … auxquels le concours 2022 semble, hélas, donner raison par la force des choses. De l’avis général, et en dépit des qualités d’une chanson largement saluées, ce n’est ni Kalush ni Stefania qui ont été récompensées, mais plutôt l’Ukraine, qui s’est vue accorder un unanime soutien dans les terribles évènements auxquels elle fait face. Ainsi ont d’ailleurs réagi politiques et institutionnels, d’ordinaire si peu bavards sur un concours qui leur est globalement étranger. Stefania aurait-elle ainsi décroché la victoire dans un autre contexte ? Nul ne le saura jamais, et vivre pile suppose l’impossibilité de savoir ce qui se cachait derrière face. Rapporté aux classements, avis des eurofans et des spécialistes en tout cas, Stefania ne faisait pas partie des prétendants musicaux les plus évidents au trône eurovisionesque, là où elle aurait plutôt pu envisager un top 10, voire un top 5 au maximum. Le public en a toutefois décidé autrement avec une unanimité historique. Ainsi est le principe de la démocratie : la vox populi a parlé, et inclinons nous à présent devant le résultat.

N’est-ce toutefois pas le rôle de la musique d’envoyer des messages, de porter des symboles ? Car symbolique, la victoire de l’Ukraine l’est plus que jamais. Dans une population opprimée par la guerre, dont environ 12% s’est réfugiée hors des frontières d’un pays dont elle a du tout quitter du jour au lendemain, Stefania est devenu un véritable hymne de la résistance face à l’envahisseur russe. Impossible de faire fi de la situation au moment où Kalush Orchestra est monté sur la scène du Pala Alpitour. Devant une salle stand for Ukraine, le groupe a délivré une prestation empreinte d’un contexte émotionnel unique, qui a donné une lecture inédite de la chanson gagnante, veillée trois minutes durant par un regard de femme s’empreignant de larmes, et conclue aux couleurs du drapeau ukrainien. N’est-ce pas donc là le pouvoir de la musique qui s’est exprimée pleinement samedi 14 au soir ? Et si, au final, à l’encontre des faits, la musique n’avait-elle pas finalement triomphé malgré elle d’une géopolitique qui détourne notre regard de l’objet principal ?

Quoiqu’il en soit des quoiqu’ils en disent, félicitations à l’Ukraine, emblématique pays du concours qui s’apprête à fêter l’année prochaine les vingt ans de sa première participation. Et félicitations à Kalush Orchestra, tant pour leur victoire que pour leur courage, ajouté à celui de leur peuple qu’ils ont porté sur leurs épaules trois minutes durant.

Remettre la France sur la voie du succès

Triomphale, la France ne l’a guère été inversement. Annoncés comme prétendants au top 10 à l’ouverture des répétitions, avant de voir leurs côtes chuter chez les bookmakers pour en atteindre la dix-septième place, nos valeureux Alvan & Ahez se sont vus offrir l’avant-dernière place à la surprise générale, avec neuf petits points des jurys et à peine huit d’un télévote carnassier. Une douche froide pour la délégation qui, si elle était sans doute consciente qu’accrocher la victoire ou un top 5 serait extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, avait quand même l’ambition d’offrir à la France une assise correcte dans le tableau des scores … dans lequel nous atteignons finalement notre pire classement depuis l’antépénultième place de Lisa Angell en 2015. Alors que notre pays commençait à être dans une jolie dynamique eurovisionesque (deux tops 10 et deux premières moitiés en cinq éditions), que s’est t-il passé pour que la France subisse un tel sort ?

Ce qui est certain, c’est que celui ci est injuste et profondément immérité pour le groupe qui, récemment formé, a travaillé avec acharnement pendant plusieurs semaines. Le résultat est injuste au vu de la qualité tant de la chanson que de la prestation. Qu’est-ce qui n’a donc pas fonctionné ?

Fulenn était un pari, c’est certain – comme l’était d’ailleurs d’une certaine façon le choix très radical de la Serbie avec Konstrakta. Fulenn était le pari de la singularité avec un titre électro-tradi en breton qui, objectivement, allait passer ou casser. Dire que ça a cassé est d’ailleurs une douce sinécure … On pourrait aussi parler du tirage au sort dans une première moitié de finale qui a fait de littéraux ravages, de notre passage en sixième position (et cela aurait pu être pire) juste avant la Norvège et à deux chansons du terrible enchaînement Italie-Espagne-Pays-Bas-Ukraine. Mais l’on sait très bien au fond de nous, et au vu du plateau proposé, qu’un autre ordre de passage ne nous aurait qu’à peine plus avantagé. De même, si l’effet Ukraine a clairement perturbé un télévote impitoyable, nous n’aurions pas pour autant fait exploser les scores. Alors … pourquoi ?

La sélection des douze finalistes d’Eurovision France, c’est vous qui décidez avait particulièrement fait réagir les eurofans en février dernier, dont beaucoup s’étaient avérés déçus du niveau global, qui plus est dans une année post médaille d’argent de La Pravi. Trois mille candidatures pour zéro grands noms, et une majorité de titres au niveau certes (plus que) correct, mais sans étincelle. De nombreux candidats avec une expérience relative (voire pas du tout) de la scène et de la télévision. Une grande ouverture et une certaine diversité pour une évidence déjà : la victoire ne serait pas du côté tricolore en 2022. Passée la sélection, le choix d’Alvan & Ahez était d’ailleurs déjà une évidence le 5 mars dernier, lorsque public et jurys ont largement couronné le groupe d’une voix commune. Parce qu’à une ou deux exceptions près, nulle autre proposition, nulle autre candidature ne semblait véritablement de taille pour affronter l’arène de l’Eurovision au mois de mai. De même, dans un contexte où l’actualité a été certes marquée par la guerre en Ukraine et l’élection présidentielle, la candidature de nos représentants n’a malheureusement pas pris auprès du grand public, Fulenn ayant souffert d’un certain manque de visibilité dans les semaines ayant précédé le concours, là où un effet Pravi s’était fait très tôt observer dans la saison.

Eurofans, nous nous ravissons du retour d’Eurovision France, c’est vous qui décidez et de la volonté de la délégation de perpétuer le format. Que France 2 ait le plus grand mal à attirer de grands noms dans un pays où l’Eurovision est encore observée au prisme du cliché et traîne une image péjorative (coucou Libé), c’est une certitude, et pas grand monde peut y faire quelque chose, hormis le carnet de chèques (et encore). Que France 2 sortait de la lourde, longue et éreintante préparation du Junior, c’est un fait également. Si le télédiffuseur souhaite toutefois remettre la France sur de bons rails, des ajustements seront évidemment à prévoir. Car la réception de trois mille candidatures devrait donner lieu à une sélection d’un autre calibre. À une sélection de calibre tout court. Le but d’une sélection nationale est en effet d’être le miroir de la scène musicale d’un pays tout en lui offrant la possibilité d’être compétitif pour le concours de l’Eurovision, ce qui n’était pas tellement le cas d’Eurovision France 2022. L’édition 2023 se devra alors d’accueillir un échantillon de ce qu’il se passe aujourd’hui sur la très riche scène musicale française, capable de séduire aussi bien un public que des professionnels internationaux, et – surtout – porté par des candidats ayant une certaine expérience de la scène. Le Festival da Canção n’a t-il pas réussi à opérer cette mue alors même qu’il souffrait dune image profondément obsolète ? Sanremo (qui est avant tout Sanremo et non une sélection) n’est-il pas aujourd’hui un incroyable moteur pour une scène musicale italienne longtemps perçue à l’aune de ses sempiternelles ballades ? Le Benidorm Fest n’a t-il pas ouvert une brèche côté espagnol ? Que dire également du Melodifestivalen (qui gagnerait toutefois à une profonde rénovation musicale), de Pabandom is naujo, du Songvakeppnin ou du Vidbir ?

Même si nous reconnaissons que de gros efforts ont été accomplis ces dernières années, et qu’énergie et volontarisme sont bel et bien présents, France 2 doit absolument prendre modèle sur ce qu’il se passe chez nos voisins et cousins européens, d’autant plus qu’elle a les moyens de ses ambitions, aussi bien sur le plan musical que financier. Parce que la France doit absolument proposer une sélection du mieux pour espérer trouver un successeur à Marie Myriam qui, quarante-six ans après, s’impatiente grandement de passer le flambeau.

En attendant, un grand merci à Alvan & Ahez d’avoir porté la candidature tricolore (et les couleurs de la Bretagne) sur la scène de l’Eurovision. Quelque soit le résultat final – qui est celui qu’il est -, nous sommes éminemment fiers de vous et de ce que vous avez donné sur scène, c’est-à-dire tout. Avoir été portés par des voix aussi singulières et des candidats aussi sympathiques que vous a été un véritable plaisir. Bon vent pour la suite, que nous sommes impatients de découvrir, à commencer par l’album d’Alvan, sorti le vendredi 13 mai dernier !

Ciao Italie, et bienvenuto in … ?

L’édition 2022 restera dans les annales, mais pas uniquement pour de bonnes raisons. Résultat final amer, niveau général perfectible, organisation italienne chaotique sur place, réalisation de facture médiocre, soleil cinétique finalement resté fermé et désespérément sombre, absence totale de récit de l’Eurovision dans le script du programme …Fidèle à ce qu’elle nous avait montré en 1991, la RAI n’a pas été complètement au rendez-vous de son histoire et de son Eurovision, qu’elle accueillait pour la première fois depuis plus de trente ans.

L’essentiel n’est toutefois pas là. L’essentiel est d’avoir eu la chance de vivre une nouvelle édition du concours, à même de nous procurer notre dose d’endorphines eurovisionesques, tant attendues et espérée chaque année. De quoi assouvir nos désirs et nos passions d’eurofans, qu’importe le résultat, les failles dans les mécanismes eurovisionesques ou je ne sais quoi. Nous avons cessé de respirer pour la France, vibré pour Sam Ryder, Chanel, Mahmood & Bianco, Cornelia Jakobs, S10 ou Amanda Tenfjord. Nous nous sommes déchaînés (dans l’entente positive du terme) sur la Moldavie, l’Albanie, la République Tchèque et l’Espagne bien sûr. Nous avons été envoûtés par le regard de Monika Liu, magnétisés par la diabolique danse de Konstrakta, été embarqués vers la douce destination de la saudade avec Maro et sur le cheval du cowboy Stefan. Nous avons chanté avec Laura, Mika, Gigliotta, Maneskin, Diodato, Il Volo, ainsi que nos eurostars 2022. Nous avons goûté à un délicieux zeste d’Italie et vécu un moment fort en symbole et en émotion avec l’Ukraine. Bref, c’était l’Eurovision 2022.

Place désormais à une DPE (déprime post-eurovisionesque pour les intimes), que la rédaction tâchera d’accompagner au mieux, aussi bien pour vous que pour nous.

Heure est de se donner rendez-vous à … Et bien oui, justement. Et maintenant, on va où ?

Rémi

©