EDITO – L’Eurovision 2024 va se tenir du 7 au 11 mai, avec 37 pays en compétition. Les répétitions des candidats commencent dés aujourd’hui. Mais cette année, un pays qui fut emblématique du concours dans les années 2000 ne montera pas sur scène : la Roumanie. Le pays a hésité à participer, pour finalement prendre sa décision le 25 janvier de ne pas se lancer dans la course au micro de cristal…. À ce moment là, ce choix n’avait rien d’étonnant. Pourtant, en faisant un bond quelques années en arrière, on aurait jamais cru le pays de Dracula tourner le dos au concours.

En couverture : les chanteurs Paula Seling & Ovi, chantant « Playing with Fire » en 2010, l’un des deux podium roumain au concours.

La Roumanie au concours, c’était tout d’abord…

Des débuts difficiles, dans les années 90. Dans cette période post union soviétique, de très nombreux pays de l’Est purent intégrer l’Union européenne de radio télévision (UER) en 1993, et une dizaine d’entre eux toquèrent à la porte pour rejoindre le concours immédiatement. Le Roumanie est représentée par le biais de la chaîne TVR, la « Televiziunea Română« , unique chaîne de télévision roumaine à cette époque. La sélection nationale employée pour désigner l’artiste représentant s’intitule sobrement « Selectia Nationala » (« Sélection nationale » en vf).

Mais la Roumanie est reléguée en 1993 au cours d’une émission pour déterminer quels nouveaux pays candidats pourraient s’ajouter au concours, et ne peut pas participer à la finale de l’Eurovision. Lorsqu’elle y arrive l’année suivante, elle termine en fin de tableau. Par la suite, le schéma se répétera, soit la Roumanie est reléguée, soit elle concoure, et ne brille pas.

Et puis, dans les années 2000, la Roumanie trouve sa marque de fabrique avec les chansons rythmées, et sait comment faire se trémousser le public pour obtenir ses voix. De plus, la Selectia Nationala obtient un certain succès, des stars et musiciens célèbres du pays y participent. À partir de 2005, tout s’emballe. 3e place à Kiev, 4e place à Athènes l’année suivante. A nouveau une 3e place en 2010 (Photo en couverture). Quand le pays n’est pas au sommet, il se qualifie toujours en finale et termine en milieu de classement. La Roumanie fait à ce moment-là partie des pays qui visent la victoire et pourraient bien finir par l’obtenir un jour ou l’autre…..

Mais ce n’est pas arrivé.

Les milieux de classement s’enchaînent de 2011 à 2015. La Roumanie n’est jamais en danger et se qualifie toujours largement ; en demi-finale, le pire qu’elle ait pu connaître est la sixième place. Mais les audiences commencent à baisser d’année en année. Et puis en 2016….

2016 : la dette

… Comme d’habitude, la TVR organise la Selectia Nationala, et c’est le chanteur Ovidiu Anton et sa chanson Moment of Silence qui sont élus pour participer à l’Eurovision à Stockholm. La ballade, peu appréciée de la communauté des fans, aurait peut-être pu signer la première élimination des roumains, mais ça n’aura pas été le cas, et pour cause…

Alors que tout se passait normalement jusque là, à trois semaines du concours, l’UER (Union Européenne de Radio-Télévision, qui organise l’Eurovision) lance un ultimatum à la TVR : elle doit régler une dette de 16 millions de francs suisses, qui s’accumulait depuis 2007, sans quoi la chaîne serait exclue de l’UER et perdrait ses droits de diffusion. Après un suspense sur ce que la TVR allait faire, finalement elle ne paie pas cette dette, et la Roumanie et Ovidiu Anton se retrouvent privés d’Eurovision. L’euromonde est en émoi, le chanteur déclare qu’il ne veut plus entendre parler du concours…. Et ce qui pique encore plus, c’est que la Roumanie aura su réunir les fond pour reparticiper dés l’année suivante !

Cette disqualification aura fait parler, mais surtout, aura mis en lumière les soucis financiers auxquels la TVR faisait face, un facteur que doivent prendre en compte nombre de diffuseurs de pays à l’est chaque année pour pouvoir participer. Mais on en reparlera à la fin de l’article.

En 2017, la Roumanie fera sensation auprès des téléspectateurs de l’Eurovision avec le duo Ilinca et Alex et leur chanson « Yodel It« , qui contenait du Yodel. Ils termineront 7e, le dernier bon classement du pays….

2018 – 2021 : les vaches maigres

Déjà à partir de 2016, la TVR décidait de tenter de nouveaux systèmes d’élection de son candidat. Une année, 100% télévote. Une autre, 100% jury en demi-finale, mais 100% télévote en finale. Pour une étrange raison, ils ne semble plus savoir sur quel pied danser.

À partir de 2018, la descente commence réellement. À l’issue d’une Sélectia Nationala où les votes du public déjà enregistrés étaient révélés alors que le vote n’était pas terminé, la Roumanie sort des sentiers battus : le groupe The Humans les représente avec une balade rock traitant du suicide. Le pays dont la force était surtout le vote du public se retrouve avec une chanson qu’on dirait plus « chanson à jury »…. The Humans terminent 11e en demi-finale, et la Roumanie est éliminée « normalement » pour la première fois.

L’année suivante, les juges de la Sélectia Nationala comptent pour 90% du résultat, et nouveau raté : 13e place pour la chanteuse Esther Peony. Le jury de l’Eurovision l’aurait qualifiée de justesse, mais pas le public. Pour 2020, la TVR décide de reprendre les choses en main en sélectionnant en interne leur star locale, Roxen (Photo en couverture). Après une édition annulée par le Covid, la chanteuse arrive avec une ballade qu’elle interprète difficilement. Résultat, une troisième élimination, et à nouveau, le jury de l’Eurovision la qualifiait de justesse, mais pas le public.

Le pays qui avait trouvé à une époque une recette pour plaire aux téléspectateurs a complètement perdu le nord. Pire : tout comme c’est le cas habituellement, en cas d’élimination d’un pays en demi-finale, ses audiences sont moins bonnes, et en l’occurrence, les téléspectateurs de la TVR qui étaient déjà de moins en moins nombreux à regarder le show année après année, laissent la finale de l’Eurovision sombrer…

2022 : l’affaire des jurys annulés

La finale roumaine est organisée comme avant le Covid-19, et la période d’auditions se termine de manière étrange : sur les 20 auditionnés, les 6 derniers à chanter sont éliminés, et ce alors que de nombreux favoris s’y trouvaient, des rumeurs fusent comme quoi les juges auraient arrêté d’évaluer vers la fin du programme… Rumeurs uniquement, mais les choses se gâtent déjà.

Finalement, le chanteur WRS remporte la finale roumaine et part représenter son pays à Turin. Alors qu’il n’est au départ pas bien placé pour se qualifier, son numéro entraînant et chorégraphié lui permet de se qualifier.  18e place en finale, ouf, l’honneur est sauf !

…Ou pas. Car le soir même de la finale, au moment d’annoncer les points de la Roumanie, c’est Martin Österdahl qui apparaît pour expliquer qu’un problème de connexion lui impose d’annoncer les points lui-même…..

C’est le lendemain que la vérité tombe : en réalité, les points du jury roumains ainsi que de cinq autres pays ont été annulés… Car ils auraient triché en demi-finale, en se votant tous les uns les autres. (Cet article -en anglais- vous expliquera le pourquoi du comment).

Les diffuseurs concernés s’insurgent, déclarant qu’il s’agit d’une (extrêmement grosse) coïncidence, mais la TVR va plus loin : elle va publier les résultats de leur jury en montrant qu’ils sont tout à fait normaux, et ils seront relayés dans les médias roumains. Mais, un petit tour de passe-passe a été effectué : ce sont uniquement leurs votes pour la finale de l’Eurovision qu’ils font circuler, se gardant bien de montrer leurs votes de la demi-finale, ceux qui sont à l’origine de la triche…

Ensuite, la TVR accuse également trois autres pays de la même demi-finale (La Suède, l’Australie et la Belgique) de s’être également votés les uns les autres. (Ce qui est vrai, mais ces trois pays recevaient des points en masse par les jurys des autres pays, ce qui ne rends pas ce vote suspect). Pour couronner le tout, la TVR envisage de porter plainte contre l’UER pour diffamation et de se retirer du concours… Ce qui a été vraisemblablement classé sans suite, puisqu’on a plus eu aucune nouvelle à ce sujet, et que la Roumanie prendra bien part à l’Eurovision l’année suivante.

2023 : le désastre

2023 sonne l’année du désastre. Comme d’habitude, la TVR lance sa sélection nationale, et à l’issue de celle-ci, c’est une étoile montante de la scène roumaine qui l’emporte…. Mais dont la chanson n’était pas du tout parmi les préférées du fans du concours. Theodor Andrei, d’à peine 18 ans, obtient le droit de partir à Liverpool pour y chanter son titre D.G.T.

Et à partir de là, Theodor participe à certaines pré-parties, et il ne se passe rien de particulier jusqu’aux répétitions…. Du moins en apparence. Theodor a rapporté plus tard en interview ce qui se déroulait en coulisses pendant ce temps.

D’après lui, la TVR a voulu lui imposer des choix qui ne lui plaisaient pas. Tout d’abord, interpréter D.G.T. en version acoustique, ce que Theodor ne voulait pas faire, pensant que la chanson perdrait du potentiel. Finalement, c’est une version hybride, dont la première minute est acoustique, qui sera présentée au concours. Ensuite, alors que Theodor serait parti pour proposer ses idées de scénographie, la TVR a déclarait qu’elle se chargeait de tout, et que ce n’était pas le job de Theodor de travailler sur la mise en scène.

Et quand on voit le résultat…. Dès les répétitions sur la scène anglaise, les retours sont mauvais : un décor de lave en fusion (on peut vraiment dire qu’ils auront joué avec le feu !) avec des femmes en tenues blanches par-dessus tapisse les écrans. Theodor est habillé en jaune poussin aux répétitions, finalement il sera vêtu de rose le jour J.…. A la fin de la performance, une jeune femme (sa petite amie) vient barbouiller le ventre du chanteur de noir. Le tout est jugé moche…. La qualification roumaine qui semblait déjà improbable avant, est à présent impossible selon les observateurs.

…Et le destin leur donnera raison : la Roumanie termine avec zéro point, une première pour le pays dont le vote du public était autrefois la force. (Notez que la Moldavie, qui octroie toujours des points à la Roumanie, ne votait pas dans cette demi-finale.) Pas de Roumanie en finale, et visiblement pas d’engouement de toute manière : la finale de l’Eurovision 2023 fera le score famélique de 3% de part d’audience en Roumanie. Quand aux fans, roumains comme européens, ils accusent la TVR d’avoir laissé tomber Theodor en cours de route.

Question très sérieuse : la TVR a-t-elle fait exprès ? Est-il possible d’avoir autant mauvais goût ?

Résultats catastrophiques, audiences en berne, fans en colère contre la TVR, opinion publique qui l’est contre l’Eurovision, et accusation de triche l’année précédente de la part de l’UER… Peut-on faire un plus mauvais bilan ?

Lorsque la liste officielle de participants à l’Eurovision 2024 est dévoilée, la Roumanie ne figure pas dessus. Le pays est encore en négociations… Mais y’a-t-il un intérêt si la motivation n’est plus là ? Finalement, un mois plus tard, est annoncé ce à quoi on pouvait s’attendre : la Roumanie tourne la page de l’Eurovision 2024, pour un retour pas confirmé.

Le désintérêt de l’Est…

Le parcours roumain est symptomatique d’une tendance plus large : le désintérêt du concours Eurovision en Europe de l’Est. La Roumanie n’est que le nouvel absent du concours, d’autres ont pris le large avant elle.

De 1993 jusqu’à la fin des années 2000, les pays de l’Est ont rejoint l’un après l’autre le concours Eurovision, et vont progressivement le dominer : de 2001 à 2008, chaque nouvelle victoire était la première pour le pays vainqueur, et la Roumanie faisait partie des pays déterminés à y arriver. Et puis, dans la décennie suivante, les pays de l’Ouest font de nets progrès et se réapproprient un concours dans lequel ils peinaient, et avaient pour certains cessé de faire des efforts.

Cela commencera avec la réintroduction du jury, supposé atténuer l’effet diaspora des téléspectateurs, mais qui sera vite décrié, notamment par la Turquie qui abandonnera le concours après l’édition 2012. Par la suite, la drag-queen Conchita Wurst gagne le concours en 2014, qui petit à petit se crée une identité marquée LGBT, ce qui ne plaît pas partout, surtout en Hongrie, pays qui se retirera après leur échec en demi-finale de 2019. Le concours devient de plus en plus cher, obligeant certains diffuseurs à baisser les bras. Lorsque la guerre éclate, la Russie et la Biélorussie sont exclues… Et au cours de cette même décennie, ce sont surtout des pays à l’Ouest qui ont été ramenés après une longue pause : Italie et Autriche en 2011, Tchéquie et…. Australie en 2015, et tout récemment, le Luxembourg.

… Et celui de la Roumanie

La Roumanie s’inscrit dans cette tendance, tout en ayant ses spécificités. Car si de nombreux pays cités ci-dessus sont partis d’un seul coup alors que leur présence dans le concours était frustueuse, le cas roumain fait état d’une déchéance sur plusieurs années.

La Roumanie fait partie des pays qui n’ont jamais gagné le concours, alors que certains de ses voisins y sont arrivés. Mais elle est également un des pays qui a le plus pâti du retour des juges. De 2012 à 2014, le pays a manqué le top 10 précisément à cause des jurys. L’idée d’une possible victoire a reculé dans la conscience collective des roumains, mais c’est aussi l’émergence de nouvelles émissions TV musicales en Roumanie sur les nouvelles chaînes de télévision qui a éparpillé l’audience, et l’intérêt. Le show que la Selectia Nationala proposait dés les années 90 n’avait plus rien d’exceptionnel dans les années 2010.

De plus, il y la TVR. La chaîne, créée en 1956, fut pendant très longtemps la seule chaîne de télévision roumaine, et par conséquent la chaîne gouvernementale. Celle-ci, qui défendait les idéaux de l’état, anti-soviétiques mais communistes malgré tout jusqu’à la fin des années 80, a donc servi à la propagande pendant de longues années. En conséquence, la TVR aujourd’hui se traîne une réputation d’organisation corrompue, dans un pays qui est pourtant gangrené par la corruption. La dette de la TVR en 2016, et les accusations de triche de 2022 ont encore appuyé cette réputation et ont beaucoup entaché la confiance des roumains envers la chaîne, mais également envers l’UER.

Enfin, il y a les contraintes financières… Et pour ce qui est de la Roumanie, son chemin au concours suit un peu son état : les années 2000 sont pour la Roumanie symbole d’une croissance économique, de l’entrée dans l’union européenne et dans l’OTAN. En 2023, cette ascension est terminée, et le pays a fait face à un afflux de plus d’un million et demi de migrants ukrainiens. Et contrairement à la Moldavie, petit pays qui fait peu parler de lui et s’accroche au concours pour gagner en visibilité, la Roumanie est un « grand » pays de l’est, qui n’a pas besoin du concours pour de l’exposition (elle en aura par exemple à l’Euro de foot 2024 où elle s’est qualifiée).

Alors, en est-ce fini de la Roumanie à l’Eurovision ? On ne peut le savoir, car tout peut arriver : la Moldavie et l’Ukraine, voisins directs de la Roumanie, continuent de participer chaque année avec un enthousiasme vif, et cela malgré leurs contraintes financières ou guerrières. Chaque année contient son lot de surprises, et le pays pourrait tout à fait revenir comme si de rien n’était en 2025… À condition d’en avoir retrouvé, de l’enthousiasme. Et ce n’est pas gagné…

Merci d’avoir lu ! Si vous voulez en savoir plus, Cet article en anglais du site ESCYounited, écrit par un roumain, vous donnera de plus amples détails sur l’aventure roumaine à l’Eurovision et les tensions qui en ont découlé.

Crédit image : UER