La victoire de Valentina à l’Eurovision Junior 2020 nous aura offert un moment savoureusement ironique. Invitée sur le plateau de Laurent Delahousse, la jeune chanteuse y a croisé la Ministre de la Culture, Mme Roselyne Bachelot. Valentina lui a adressé un message au nom de tous les artistes français. En retour, Mme Bachelot l’a applaudie pour sa victoire, complimentée, sans manquer de poser à ses côtés. Savoureuse ironie, oui, puisqu’il y a trois ans de cela, sur LCI, Mme Bachelot s’en prenait violemment à l’Eurovision, demandant jusqu’à son abrogation.

Pourtant, Eurovision et culture, loin d’être antinomiques, sont en réalité synonymes. L’Eurovision et ses manifestations sont pétris d’art et de culture à un degré insoupçonné par les profanes et les contempteurs du Concours, qui campent souvent sur des positions stéréotypées, sans être réellement informés des réalités de l’événement.

Nous l’avons déjà souligné ici, l’Eurovision se situe à la confluence de plusieurs arts majeurs : la musique, la poésie, la danse, l’éloquence ou encore la comédie. Créer une chanson nécessite d’être un artiste accompli et de posséder des talents littéraires et musicaux certains. Concevoir une prestation télévisuelle demande d’être chorégraphe, metteur en scène, graphiste et visionnaire,. À chaque participation, les délégations font appel aux meilleurs artistes de leur pays et subventionnent leurs réalisations. C’est d’ailleurs l’un des objectifs initiaux du Concours : mettre en lumière à l’échelle internationale des talents débutants, confirmés, connus ou méconnus, mais enfin des personnes embrassées par les Muses.

Il en va de même pour les diffuseurs-hôtes. Ils investissent tous leurs moyens de sorte à présenter au monde le meilleur de leur scène artistique. En ouverture, en entracte, en arrière-plan, apparaissent interprètes, danseurs, artistes célébrés dans leur pays. En coulisses, œuvrent concepteurs et créateurs les plus renommés. Ce faisant, les diffuseurs-hôtes participent à la mise en valeur de leur culture nationale et à l’enrichissement des téléspectateurs. France Télévisions s’en souviendra au moment d’organiser le Junior 2021. Les milieux culturels et artistiques français, durement éprouvés par la crise sanitaire, en tireront un grand bénéfice et se verront offrir une splendide opportunité de reconnaissance internationale. Une perspective qui réjouira certainement Mme la Ministre de la Culture.

Mais poussons notre réflexion plus loin. L’Eurovision est un profond vecteur de culture. Regarder l’Eurovision, s’intéresser à l’Eurovision, être Eurofans, c’est se cultiver, s’ouvrir au monde, étendre ses connaissances, embrasser d’autres pensées et partant, devenir un citoyen éclairé. Le premier champ culturel évident est géographique. Situer un pays sur la carte du monde, distinguer son drapeau au premier coup d’œil, citer sa capitale sans se tromper, c’est là de la culture générale de base. Mais les Eurofans s’intéressent également aux régions des pays participants, à leurs grandes villes, à leurs infrastructures, à leurs paysages. Le vecteur est simple : un pays participant est un pays-hôte potentiel. En cas de victoire, où organiserait-il l’édition suivante ? Quelles villes disposent d’une situation géographique privilégiée, d’une salle, d’hôtels, de liaisons aériennes et ferroviaires ? Quels sites historiques et touristiques embelliront les cartes postales ? Il y a deux ans de cela, peu d’Eurofans possédaient une connaissance fine de la géographie des Pays-Bas. À présent, beaucoup sont capables de citer de mémoire les principales villes néerlandaises, leurs avantages respectifs, leurs richesses patrimoniales, jusqu’à leurs endroits les plus réputés où manger, se divertir et se cultiver.

Tout aussi intéressant et capital : l’Eurovision est une porte d’accès aux questions géopolitiques les plus brûlantes de notre siècle. Être Eurofans, c’est étudier et comprendre les enjeux stratégiques, des conflits chauds et froids, civils et internationaux dont parlent les médias à longueur d’année. La partition de Chypre, l’annexion de la Cisjordanie, les guerres du Haut-Karabagh, le démantèlement de l’Ukraine, la reconnaissance du Kosovo ont eu leurs conséquences sur le Concours. Afin de mieux saisir le contexte d’organisation ou de participation des pays concernés, les Eurofans se sont informés, ont lu la presse, voire des ouvrages historiques ou politiques. Les plus curieux d’entre eux se sont penchés sur d’autres problématiques, telles l’absconse dispute maritime opposant la Slovénie et la Croatie, les étranges relations crypto-diplomatiques unissant Israël et le Maroc ou encore l’exercice par le Danemark d’une sourcilleuse souveraineté sur le Groenland et les îles Féroé. Ils en sont ressortis plus éclairés sur les réalités contemporaines.

L’Eurovision mène aussi ses aficionados à se plonger dans les débats politiques, civils et sociétaux à l’œuvre dans les pays participants. Les Eurofans ont ainsi examiné et débattu des velléités indépendantistes de la Catalogne, de la fin de la démocratie libérale en Pologne et en Hongrie, de la place des minorités russophones dans les républiques baltes, des crimes contre l’humanité perpétrés à l’encontre des minorités sexuelles sur le territoire de la Fédération de Russie ou encore de la contestation ayant suivi les dernières élections présidentielles en Biélorussie. Ils ont, par ce biais, enrichi leur culture citoyenne et leur imaginaire politique. Ils ont confronté ces situations à celles de leurs pays respectifs et partant, ils se sont forgés une meilleure conscience individuelle.

Tout cela est déjà beaucoup, mais peu encore en comparaison de l’action culturelle la plus importante accomplie par les Eurofans au fil des mois et des Saisons : suivre et regarder les sélections nationales télévisées. Voila qui les plonge dans le bain bouillonnant des scènes artistiques mondiales. À nouveau, l’art et la culture s’y mêlent. Ils découvrent les meilleurs auteurs, compositeurs, interprètes, danseurs, chorégraphes et autres artistes d’Europe et d’Australie. Une culture générale populaire, une culture avant tout. Qui d’autre sait citer plusieurs noms de chanteurs portugais avant-gardistes, de chanteuses albanaises de premier plan, de groupes lituaniens innovants ou de stars grecques majeures ? Connaître de façon aussi approfondie ces figures, ces artistes, ces talents signifie connaître et partager les goûts et les préférences culturelles d’autres pays et nations.

C’est également découvrir le statut, la place, l’organisation et le fonctionnement des diffuseurs publics membres de l’UER. C’est comparer leur production, leurs programmes et leur réalisation. Et de cette comparaison, naît la réflexion et l’enrichissement. C’est être frappés par le rythme épileptique de la télévision israélienne, comme si le temps y était un bien trop précieux pour être gaspillé. C’est être tout autant frappés par le rythme atone de la télévision italienne, comme si le temps y était un bien largement distribué. C’est être avertis de la mise au pas des télévisions publiques turc, polonaise et hongroise par leur gouvernement respectif. C’est assister aux violentes attaques menées par les gouvernements israélien et slovène contre leur diffuseur public. C’est s’effarer de l’ambiance éristique au sein de la télévision publique ukrainienne, du manque de moyens complet de la télévision publique moldave ou du nombre de publicités à la minute sur la télévision publique maltaise, indices de leurs perspectives à long terme. Mais c’est aussi s’émerveiller des prouesses télévisuelles de la télévision publique suédoise, de l’inventivité de la télévision publique portugaise ou encore de l’enthousiasme persistant de la télévision publique australienne.

Outre cette culture générale, regarder ces émissions permet aux Eurofans de partager les références, les codes, les particularismes et même les langues des pays participants. Ils partent à la découverte des vocabulaires allochtones et débutent l’apprentissage de langues étrangères. Ils savent traduire chanson, point, merci, mai, bonsoir, douze, concours, télévision, oui et non dans à peu près toutes les langues parlées de la Mer du Labrador à la chaîne de l’Oural. Ils sont familiarisés avec la prononciation du danois, l’accentuation de l’islandais, les déclinaisons de l’allemand. Ils se sont frottés aux redoutables finlandais, tchèque et hongrois. Ils ont appris à déchiffrer les alphabets grec et cyrillique. Ils sont restés stoïques devant les alphabets arménien et géorgien. Ils suivent là une approche linguistique relevant de la culture générale.

Enfin, par le biais du petit écran, ils se sont familiarisés avec les cultures, l’humour, les pensées des autres nations. Ils les ont comparées entre elles et aux leurs. Ils ont pénétré les émotions, les ressentis et les expressions d’autres peuples. Ils ont appris à estimer, apprécier et comprendre ces mêmes peuples. Ils se sont donc ouverts aux autres et au monde. Ils sont devenus des personnes compréhensives, réfléchies, tolérantes et bien cultivées. Partant, ils sont devenus de meilleurs humains. Ils ont concouru à la fraternité et la concorde universelle. ils ont tendu des ponts entre les pays. Ils ont préparé un avenir plus apaisé pour leur continent. Ils ont réalisé en soi les objectifs de Père Fondateurs de l’Eurovision.

Puissent à présent les ministres de la culture du continent entendre également le mot « culture » quand ils entendent le mot « Eurovision »…