Victoire de la Géorgie, nouveau top 5 de la France, innovations plus ou moins bienvenues, la version espagnole de cette Eurovision Junior 2024 n’a pas laissé indifférent. Que retenir et comment analyser cette cérémonie ?

Commençons par le résultat. Et à la fin, c’est la Géorgie qui gagne ! Personne, je dis bien personne ne l’avait vue venir ! Je défis quiconque de me prouver le contraire ! Le Portugal, l’Ukraine, l’Arménie voire la France ou l’Espagne avaient les faveurs des pronostics, jamais la Géorgie n’a été citée comme potentiel gagnant. Et pourtant, ce pays remporte le concours avec 239 points, le Portugal en seconde position avec 213, l’Ukraine complétant le podium avec 203. Il apparait cependant que le score de la Géorgie est largement dû aux jurys (180 sur 192 possibles) tandis que le public n’a placé ce pays qu’en sixième position (59 points), loin derrière le Portugal (117 points).

Il y a fort à parier que cette prestation d’un soir a su émouvoir. Le propos est universel, To my Mom, exprimant l’amour et la reconnaissance d’un enfant pour sa mère ; la scénographie est épurée contrairement à certaines chansons usant de moyens visuels plus « imposants », la simplicité a ici permis à la Géorgie de sortir du lot et de mettre en avant son message et les qualités vocales du chanteur ; la performance émotionnelle enfin, le jeune géorgien performant dans une sincérité incontestable. Cette razzia de 12 points a scellé le destin du Junior, les votes du public étant souvent plus resserrés que ceux des jurys. La possibilité de voter pour trois chansons, notamment celle son pays, rend quasi impossible la domination totale d’une chanson sur les autres, tant la diversité des votes est forte et donc l’attribution à la proportionnelle s’en ressent.

Cela fera d’ailleurs sûrement parler parmi le petit monde eurovisionnesque : les jurys ont-ils trop de poids dans la décision ? Cette remarque a déjà pu être menée pour l’édition adulte (je ne me remets toujours pas de la descente en règle par les jurys de Spirit in the sky en 2019, alors que Keiino a fini premier du public…). Dans la version adulte, la décision de faire passer en demi-finale uniquement les 10 chansons préférées du public a été une première réponse aux personnes critiquant le poids des jurys nationaux. Ne nous leurrons pas, la France a su profiter de ce poids, Lissandro gagne en 2022 alors qu’il n’est que troisième du public par exemple.

La France d’ailleurs, parlons-en ! Encore un top 5, Titouan réussit à obtenir une belle quatrième place (troisième des jurys, quatrième du public pour un total de 177 points) confirmant la bonne tenue du pays au Junior. Ce n’était pas gagné d’avance, beaucoup de pronostics envisageaient plutôt une place entre la cinquième et la dixième position. Mais la France est un ogre du Junior, le pays aux meilleures performances ces 5 dernières années. Le choix de jeunes artistes talentueuses et talentueux, des mises en scène efficaces (quoi que j’éprouve à titre personnel quelques réserves sur celle de cette année), des chansons adaptées au public sont autant d’atouts pour la France qui lui permettent d’être de plus en plus pris au sérieux dans cette compétition, améliorant l’image vieillissante d’un pays fermé à l’Eurovision auprès du public européen. Cela doit beaucoup au travail de la délégation française, portée par Alexandra Redde-Amiel. Il est enfin temps que cette réussite du Junior rejaillisse sur le sénior. Car il y a un lien entre les deux : en montrant sa volonté de réussir, la France utilise le Junior comme une marche vers l’adulte. Et même si les audiences ne sont pas exceptionnelles pour le Junior (1,33 millions de téléspectateurs, soit 9,8% de part d’audience), ce qui importe est aussi de convaincre sur le plan européen.

Convaincre ; cela n’a pas été forcément le cas de la RTVE. Sans s’étendre sur le sujet, deux principales innovations ont été introduites lors de cette compétition. L’ajout de l’Intelligence Artificielle dans les cartes postales n’a pas été bien vécu de certaines personnes attachées à une certaine authenticité, estimant que les courtes vidéos manquaient de sincérité. C’est un choix qui cherche à mettre en avant les nouvelles technologies. Il y a fort à parier que l’UER ne va pas s’arrêter à ce coup d’essai. Ce qui est tenté au Junior est parfois utilisé dans la version adulte, le but étant de conserver un savoir-faire technique. L’Eurovision est un show télévisuel millimétré qui demande des compétences pointues et un matériel de qualité. La place ne l’IA n’est donc pas un sujet annexe qu’il faudra bien prendre en compte. 

Cependant, ce n’est pas l’innovation qui a le plus fait parler. Choix de la RTVE ou de l’UER, les avis sont partagés mais l’attribution des points des jurys a fait couler beaucoup d’encre. Il s’agit donc de complexifier les choses pour embrouiller encore plus le public. Perdu dans une avalanche de 1 point, puis tous les 2 points puis les 3… ainsi de suite jusqu’aux 10 points, le public a vu s’égrainer dans une vitesse folle les points des jurys. Puis les 12 points sont, encore mais jusqu’à quand, annoncés, mais dans des vidéos pré-enregistrées, réduisant le caractère spontané de l’annonce des 12 points.

Une fois intégré le principe, on comprend vite qu’un pays qui n’a pas encore obtenu de points a de grandes chances de récupérer les 12 points ensuite. Pensé comme fluide et dynamique, moins sujet aux problèmes techniques par l’UER, ce nouveau système fonctionne avec 17 pays. Mais lorsqu’il faudra aligner sous format d’histogramme 26 pays lors de la version adulte, cela risque de perdre visuellement les spectateurs. La recherche de sensation et de suspense est aussi au cœur de cette innovation. Ce format est vendu par l’UER comme étant plus captivant pour les spectateurs. Il est vrai qu’avec 26 pays, il sera plus difficile d’anticiper qui peut recevoir les 12 points, s’il est utilisé dans la version adulte. Dernier avantage aussi, moins assumé par l’UER, cela permet d’accélérer l’attribution des points, quitte à aller trop vite d’ailleurs. L’attente des résultats est longue et bâcler l’attribution des jurys en 3 minutes laisse un goût amer d’inachevé. Ce nouveau système est révélateur de la volonté de l’UER de toujours adapter l’Eurovision. C’est louable mais il ne faut pas innover pour innover ; changer les habitudes des spectateurs peut aussi conduire à une désaffection du public.

Cette version junior 2024 est ainsi un cru très intéressant. Elle a apporté son lot de surprises mais permet aussi de voir les questionnements actuels quant à l’évolution du concours. Importance des jurys, place des technologies, adaptation du système d’annonce des points, nul doute que l’édition adulte se pose déjà les mêmes questions. L’Eurovision Junior n’est pas qu’un concours pour les jeunes, c’est aussi un laboratoire pour les adultes.

© Corinne Cumming | UER