Eurovision France 2022 : Camélia Jordana ?

Nous étions à l’hiver et au printemps 2009.

À l’instar d’une grande partie de la France alors nourrie aux télé-crochets de l’époque (espèce aujourd’hui en voie de disparition si n’est The Voice), j’attendais chaque mardi soir avec impatience, prêt à me damner pour que le laps de temps s’écoulant d’une semaine à l’autre soit inférieur à zéro. Le Jour J arrivé, pieds sur la table basse et arrière-train posé sur le canapé vert foncé (quel manque de goût), yaourt en main et marshmallows non loin, je regardais alors religieusement la Nouvelle Star.

Nous étions donc à l’hiver et au printemps 2009. Douze ans.

Cette année-là, je m’apprêtais à passer mon baccalauréat littéraire, me prélassant entre mes révisions de philosophie sur Nietzsche et de littérature sur Le Guépard de Lampedusa devant mon émission musicale préférée. À chaque mardi sa curiosité de découvrir les dernières saillies des Lio, Manoeuvre, Manoukian et Sinclair, mais surtout les nouvelles pépites qui sortiraient des castings de ce programme couru d’une grande partie des apprenti·es chanteur·ses de ma génération (la Star Academy venait alors de pousser son dernier cri).

C’est cette année-là, qu’à l’instar de la France entière, je l’ai connue.

Dans le montage de ce jour-là, tourné à Marseille, elle apparut en dernière position. Alors que Twitter était encore à des années lumière de son rôle de spoiler officiel de tout et de rien, de très courts extraits de sa prestation vocale laissaient présager le meilleur, pour ne pas dire l’enchantement. Et quel enchantement.

Sur le plateau violet aux allures d’étouffant huis clos pour quiconque osait franchir l’arène et se jeter dans la cage aux lions incarnés par l’emblématique jury jamais avare en sortie de griffes, elle apparut, timide, l’air de rien. Le visage ceint de ces incontournables Ray-Ban à large monture qui ont imprégné la mode d’une génération toute entière (je le confirme), elle s’avança.

Elle n’avait alors que seize ans, et étant inscrite en première littéraire à Hyères, dans le Var. Le jury ne se doutait de rien. Et nous non plus. Ce fut alors que de premières notes de musique sortirent de ses cordes vocales…

Du « Camélia c’est joli » au « Waouh« , il n’y a qu’un pas : celui d’un grain de voix unique, indescriptible, légèrement cassé, ô combien d’un velours et de fêlures uniques. De là à entonner What A Wonderful World de Louis Amstrong ? Plus que de l’audace : un pari insensé. Et pourtant, une étoile est née ce jour-là.

Très vite, Camélia Jordana s’impose comme la grande favorite de l’aventure Nouvelle Star – saison 7. Heart Of Glass de Blondie, Anyone Else But You de Moldy Peaches, Le coup de soleil de Richard Cocciante, Foundations de Kate Bush, Killing Me Softly de Roberta Flack, Ton invitation de Louise Attaque, Back to Black d’Amy Winehouse … Chacune de ses prestations ou presque est unanimement saluée par le jury et les téléspectateur·rices.

À la surprise générale, et alors qu’elle détient le record de « bleus » de la saison (89%, pour six « rouges » de la part de l’impiitoyable jury), c’est en demi-finale que son parcours s’arrête face à Leïla (dont on n’aura plus de nouvelles par la suite) et Soan (qui poursuit une carrière musicale éloignée de la lumière des projecteurs, mais solide). Qu’importe, c’est pourtant elle qui a marqué les esprits de cette septième saison du populaire télé-crochet.

Non non non non
Je ne veux pas prendre l’air
Non non non non
Je ne veux pas boire un verre
Non non non non
Je ne veux pas l’oublier
Non non non non
Je ne veux pas m’en passer

Non, non, non (écouter Barbara) – 2010

Dès la fin de l’émission, elle signe un contrat avec Sony Music; Au début de l’année 2010, elle dévoile ainsi son premier single, Non, non, non (écouter Barbara), qui va connaître un joli succès et préfigurer la sortie de son premier album, sobrement intitulé Camélia Jordana.

Porté par deux autres singles Calamity Jane et Moi, c’est, l’album parvient à éviter l’écueil du formatage et du commercial. Résolument contemporain tout en faisant un pas de côté vis-à-vis de son époque, il propose un mix de pop et de chanson française frais et impertinent, où la mélancolie et le réalisme ne sont jamais très loin. Loin de la ranger dans une case, le disque s’avère en pleine phase avec l’identité et le présent d’une artiste aux goûts éclectiques (chose rare pour un premier album), mais également aux questionnements inhérents à son âge. Camélia Jordana s’apprête alors à fêter ses dix-huit ans.

J’en ai pisté des canailles, des terreurs, la nuit à cheval
Sous la chaleur sans éventail
J’ai croisé des prêcheurs, des Païens, des hommes sans loi ni âme
Et un héros sans défaut, sans faille que j’aime

Calamity Jane – 2010

Suite à ce premier succès – également salué par la critique, elle sera nommée à plusieurs reprises aux NRJ Music Awards (en tant que révélation francophone) et aux Victoires de la musique (artiste révélation et révélation scène). Après une tournée sur la période 2010-2022, Camélia se retire quelques temps du jeu médiatique et la scène musicale, et c’est vers le septième art que se tourne celle qui compte sept ans de cours de théâtre à son actif. En 2012, elle incarne ainsi un second rôle dans La stratégie de la poussette de Clément Michel, aux côtés de Charlotte Le Bon et Raphaël Personnaz, ce après avoir fait ses premiers pas dans un téléfilm.

Camélia Jordana va alors enchaîner les projets cinématographiques les deux années suivantes, flirtant autant avec le cinéma d’auteur, dans Bird People de Pascale Ferran (sélectionné à Un Certain Regard dans le cadre du Festival de Cannes 2014) qu’avec le cinéma populaire dans Je suis à vous tout de suite de Baya Kasmi (scénariste du film Le nom des gens – entre autres) aux côtés d’Agnès Jaoui, Ramzy Bedia et Vimala Pons, ou encore le premier film de Kheiron, Nous trois au rien, qui rencontre un beau succès en salles en 2015.

Camélia Jordana ne délaisse pour autant pas la musique, loin de là, puisque c’est au cours de ces années – et plus précisément en 2014, qu’elle dévoile au public son nouvel opus, deuxième du nom.

Je t’ai dans la peau
Au petit matin alors que les rêves passent
Ton regard berce mes chagrins
Pendant que les heures se prélassent

Dans la peau – 20214

Si elle reste en partie dans la lignée de son premier album à travers l’évocation du sentiment amoureux et de ses affres, Camélia Jordana a grandi, aussi bien en tant qu’artiste qu’en tant que femme. Elle a désormais vingt-deux ans et propose ici une pop plus mature, plus posée, moins pétillante et explosive que celle qui servait de fil rouge à ses premiers succès. La musique est ici davantage travaillée, réfléchie, mûrie, les sonorités sophistiquées, et les textes plus forts. Elle évoque ici pour la première fois sa culture, ses origines, son histoire, et livre des titres plus engagés comme Ma gueule, où elle parle du fait de se sentir étrangère dans son propre pays, ou Illégale, portrait d’une prostituée arabe. Ses mots préfigurent également bien de ses engagements publics ultérieurs.

Je porte un voile d’or sous ma peau d’apparat
Prisonnière d’un corps
Qui ne m’appartient pas

Mon nom reste secret
Et je m’en vante à l’aube
Je ne dévoile jamais la couleur de mes yeux

Illégale – Camélia jordana

Avec ce disque à la tonalité plus sombre et fort éloigné des standards commerciaux, Camélia Jordana surprend et voit sa prise de risques saluée par la critique. Le public sera toutefois moins au rendez-vous, puisque Dans la peau ne s’écoulera qu’à 13 000 exemplaires, mais il permettra à l’artiste de faire son retour au premier plan d’une scène musicale dont elle s’est éloignée pendant quatre ans.

2015. Alors que Camélia Jordana boucle sa tournée, annus horribilis pour la France qui voit le terrorisme s’abattre sur son territoire à plusieurs reprises. Les attentats du 13 novembre marqueront à jamais notre histoire et nos vécus. À l’occasion de la cérémonie nationale d’hommage aux victimes sur l’esplanade des Invalides, c’est aux côtés de Nolwenn Leroy et Yael NaÏm que Camélia Jordana est choisie pour interpréter Quand on n’a que l’amour de Jacques Brel, tel un puissant symbole de cette France frappée de plein fouet.

Quelques semaines plus tard, elle fait la Une de L’Obs, vêtue de l’habit de Marianne, le sein nu, annoncée comme l’une de celleux qui feront l’année 2016 à suivre.

Les deux années suivantes sont l’occasion pour Camélia Jordana de revenir à une parenthèse cinématographique (qu’elle opère en réalité concomitamment à la préparation de ses albums) et de décrocher son premier « premier rôle » au cinéma dans Cherchez la femme de Sou Abadi, où elle incarne une étudiante à Sciences Po Paris décidée à s’expatrier avec son petit ami, mais aux prises d’un frère de retour du Yémen et radicalisé. Un film plutôt remarqué, mais qui ne rencontre pas son public en salles, avec moins de 200 000 spectateur·rices.

En 2017, Camélia Jordana pose sa voix de velours sur le titre phare de la bande originale du film Ce qui nous lie de Cédric Klapish, avec Pio MarmaÏ, François Civil et Ana Girardot. Histoire d’un homme de retour sur ses terres vigneronnes natales pour la succession de son père et confronté à son passé, le film parvient à séduire le public, qui lui offre un beau succès en salles alors que l’été arrive à grand pas.

À mon tanin, mon écorce
À mes forces
Le chagrin a pris sa route
Moi je goûte, je goûte encore
Quoi mon tanin, mon écorce
Peu m’importe si demain
Il grêle un peu plus fort
Tu me diras alors, alors, alors

Ce qui nous lie – 2017

Mais c’est à l’automne que le chemin cinématographique de Camélia Jordana va passer un vrai cap. Alors qu’elle enchaîne depuis plusieurs années seconds rôles et films à la carrière discrète, elle décroche le premier rôle du film Le brio d’Yvan Attal. Elle incarne une jeune étudiante en droit, aspirante avocate, issue de l’immigration et des classes populaires, en proie à un professeur provocateur qui, après un énième dérapage, se voit contraint de préparer la jeune femme à un concours d’éloquence. Ce qui donne lieu à une rencontre aussi surprenante que celle entre le monument Daniel Auteuil et le jeune espoir qu’est Camélia.

Salué par la critique, le film le sera également par le public, puisqu’un million de spectateurs·rices se presse dans les salles pour découvrir Camélia Jordana à l’écran, ce qui en fait alors le plus gros succès de la carrière de l’actrice, mais aussi de celle de son réalisateur. Trois fois nommé aux César 2018, le film offre à Camélia Jordana le César du meilleur espoir féminin.

Cette même année paraît Lost, son troisième album. Un virage complet pour l’artiste qui s’adonne à une nouvelle prise de risques, et non des moindres, puisque cet opus est une rupture avec ce qu’elle a proposé jusqu’alors au public. Certes, des prémices se trouvaient dans le précédent album, mais jamais elle n’avait poussé l’audace aussi loin.

Avec un album baigné de sonorités orientales mêlées aux rythmes du blues et de l’électro, Camélia Jordana rend un hommage puissant à ses origines algériennes et kabyles. Un disque estampillé musiques du monde, chanté en français, en anglais et en arabe, mais qui ne se résume pas à une belle expérimentation, loin s’en faut. Les textes claquent, les mots résonnent et l’engagement prend vie dans la musique.

Loin des tourments de la jeunesse et de l’amour teintés de nostalgie qu’elle chantait au début de sa carrière, Camélia prend position ouverte, et assume.Ainsi, Dhaouw rappelle le massacre du 17 août 1961, durant lequel la police française réprime une manifestation des algériens contre le couvre-feu qui leur est imposé. La suite, Camélia Jordana pose ses mots dessus, en français et en arabe.

À mes poignets des bijoux
À mes poignets des bijoux
Fermés, liés à mes pieds
Dans mes veines des bateaux
Dans mes veines des bateaux
Unis, il y faisait si beau
Dans la Seine le poids des eaux
Dans la Seine le poids des eaux
Il coule depuis le grand saut

Dhaouw – 2018

Dans Freddie Gray, c’est à l’affaire Adama Traoré qu’elle fait référence, prenant ainsi position contre les violences policières.

Avec cette ode au multiculturalisme encensée unanimement par la critique mais boudée par le public, Camélia Jordana remporte avec cet album la Victoire de la musique de l’album de musiques traditionnelles ou musiques du monde, ce tout en poursuivant sa carrière cinématographique.

Alors que 2020 va bouleverser l’humanité tout entière, elle rimera paradoxalement avec l’année de tous,les succès pour Camélia Jordana. Devenue une artiste incontournable tant à la scène que sur le grand écran, son single Facile est l’un des cartons de l’année, avec plus de quinze millions de streams dans la période (le double aujourd’hui) et le statut de titre français le plus diffusé en radio de l’année.

Mais ne me regarde pas comme si c’était facile
Tu sais bien que moi, je ne suis pas si docile
Si tu savais comme ça me coûte
De ne pas te montrer mes doutes
J’en appelle à ma sagesse, S.O.S

Facile – 2020

Si elle décroche à cette occasion de nouvelles nominations aux NRJ Music Awards et aux Victoires de la musique, elle incarne en parallèle le premier rôle du dernier film d’Emmanuel Mouret, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait. Elle y interprète le rôle de Daphné, une jeune femme qui recueille les confidences amoureuses du cousin de son compagnon, et se livre à son tour sur sa destinée sentimentale. Avec un joli succès en salle et une nomination au César de la meilleure actrice à la clé.

En 2021 paraît son quatrième album, Facile x fragile, double cette fois. Retour à la pop pour l’artiste, qui se définit désormais comme féministe intersectionnelle et nous livre ici le fruit d’un travail d’écriture plus solitaire qui continue de véhiculer ses engagements. Qui dit deux disques dit deux faces, et donc un éclectisme de collaborations artistiques (avec Dadju, Soolking et Woodkid notamment) et de compositions, des rythmiques créées de manière numériques aux sonorités plus acoustiques et organiques.

Fidèle à elle-même, dans sa liberté la plus totale, Camélia Jordana persiste et signe, malgré les « polémiques » qu’ont pu engendrer certaines de ses positions. Celle qui se décrit comme « une citoyenne concernée et consciente du monde dans lequel on vit » évoque ici une diversité de sujets tels que les rapports entre les femmes et les hommes, la violence, la tolérance ou les réfugiés, tout en parlant passion et sentiments.

Mais l’artiste ne s’arrête pas là. Au printemps, elle publie le premier extrait d’un projet collectif mené avec Amel Bent et Vitaa. C’est une reprise de Marine de Diam’s, titre en opposition à la présidente du Rassemblement National.

C’est ainsi qu’en juin sort l’album SORØRE. Composé de reprises, il place la force de la femme au cour de ce projet très vocal, inspiré de l’univers RnB dans lequel évoluent Amel Bent et Vitaa.

Mes sœurs, mes mères
Oh, femmes, soyons fières
Chantons, encore, plus fort
Poing en l’air
Oui, nos forces sont belles et grandes
Nos ondes au monde en offrande

Femmes – 2021

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En dix années de carrière musicale et cinématographique, Camélia Jordana s’est imposée comme un visage et une voix incontournables tant du milieu artistique que de sa génération. De ses cordes au grain unique, si particulier, elle porte une voix singulière sur la scène musicale française, véritable ode à ses engagements et à son histoire. Capable de séduire aussi bien la critique que le grand public (qu’elle est parvenue à reconquérir grâce à facile x fragile), Camélia Jordana a le don de l’incessant renouvellement, du subtil mélange des rythmiques et des influences musicales, de la force et du choc des mots. Chez elle, ces derniers ne sont jamais vides ou insipides, quand bien même parle t-elle de sentiments et de passions, a priori moins lourds de symboles que ses idées, vis-à-vis desquelles elle est fréquemment perçue comme le porte étendant d’une génération.

Camélia Jordana porte en elle une harmonie musicale rare, où chaque nouveau titre, chaque nouveau disque, se nourrit d’un précédent opus pourtant bien différent, mais dans lequel se trouvaient déjà des prémices de ce qu’elle prendra le temps de concocter par la suite. Chez elle, rien n’est fait à la légère, et cela s’entend à une musique dotée d’un véritable esprit, aussi bien inscrit dans une pop « grand public » mais unique en son genre, que dans les musiques du monde ou une pop sophistiquée teintée d’électro et de blues. Sophistiqué : quel mot siérait-il mieux à l’éclectisme musical de Camélia Jordana ?

Il y a deux ans de cela, j’ai eu la chance de la voir sur la scène du Off du Festival de Carcassonne, sur laquelle elle défendait Lost. Je m’y étais alors rendu sans attente particulière, m’étant à ce moment-là éloigné de l’univers musicals de Camélia Jordana depuis quelques années déjà, bien qu’elle restait indubitablement non loin de mon radar et de mon actualité. Paradoxe : ses succès étaient confidentiels, mais sa médiatisation réelle. J’assistais donc à son concert estival sans connaître la moindre note de Lost ou presque. Ce fut alors un enchantement. Camélia Jordana n’était alors plus une simple « chanteuse », mais une véritable artiste qui incarnait la moindre note de musique qui traversait sa peau et son corps, comme possédée par les sonorités de ces titres aux allures de monts et merveilles, teintés d’un multi-culturalisme et d’une diversité qui me sont chers. Dix ans après, le réenchantement se faisait ensorcellement, car c’est bien l’effet que l’interprète exerce sur moi.

L’essence de Camélia Jordana ne ressemble à aucune autre, et cela me semble une raison évidente pour en faire l’une de mes propositions pour Eurovision France, quand bien même cette suggestion est quasi assurée de ne rester qu’à l’état de lointain rêve.

[POST-SCRIPTUM]

Je ne peux pas résister à l’envie de partager cette prestation sur Facile, délivrée lors des derniers NRJ Music Awards.

Crédits photographiques : page Facebook officielle de l’artiste