highs-lows-book-launch1Il était une fois une contrée enchanteresse, un véritable décor de contes de fées, aux vallées verdoyantes, aux fleuves paisibles et aux sommets enneigés. Partout, de somptueux châteaux, de lumineuses cités et de rieuses bourgades. Ce pays de cocagne détenait un bien curieux record : il n’avait jamais, au grand jamais, échoué à la dernière place du Concours Eurovision de la chanson, alors même qu’il y participait depuis sa première édition. Bien plus, il était le seul pays fondateur et le seul membre des « Big Five » à n’avoir jamais subi pareil affront.
Et puis survint le samedi 10 mai 2014. Sur les douze coups de minuit, le miroir se brisa, le charme fut rompu, la malédiction frappa : la France (car c’est d’elle dont il s’agit) se changea en citrouille et termina à la vingt-sixième et dernière position du classement, avec à peine deux minuscules points offerts par la Suède et la Finlande. Stupeur, douleur, aigreur des bons sujets français… Les Twin Twin et leur Moustache s’en vinrent rejoindre la pénible liste des chansons ayant fini lanterne rouge.
Faut-il en pleurer toutes les larmes de son corps et jeter au bûcher les téléviseurs de l’Hexagone ? Loin s’en faut, car cette liste rouge comporte des gemmes, égarées-là par des jurys obtus et des spectateurs distraits. Certaines ne le méritaient pas, victimes de systèmes de vote abscons, d’ordres de passage impossibles ou d’incompréhensions flagrantes. Rouvrons notre livre d’histoire sur l’étagère et rendons-leur hommage.

Aujourd’hui donc : cinq excellentes chansons ayant malgré tout terminé à la dernière place.

1. 1963 – Suède – Monica Zetterlund – En gång in Stockholm (Une fois à Stockholm) – 13e place

L’on peut être la meilleure chanteuse de jazz de son temps et hélas récolter un « nul point » au Concours. Monica Zetterlund était déjà une artiste internationalement reconnue, lorsqu’elle remporta le Melodifestivalen avec sa ballade En gång in Stockholm, dans laquelle son amant la prie de traverser avec lui, la capitale suédoise sous la neige. La prestation à Londres de Monica demeure un moment d’intense sophistication et de magie musicale. Hélas, le système de vote instauré cette année-là, ne permettait pas d’accorder de points à tous les participants. Monica finit à la dernière place en compagnie de trois autres concurrents, mais obtint sa revanche l’année suivante, lorsqu’elle remporta le plus grand succès de sa carrière avec son album, Waltz for Debby.

2. 1966 – Italie – Domenico Modugno – Dio, come ti amo (Dieu, comme je t’aime) – 17e place

De lui, l’on retient sa troisième place à Hilversum, en 1958, avec le colossal Nel blu dipinto di blu (Volaaare), l’un des plus grands succès commerciaux de l’histoire du Concours. Ce serait oublier que Domenico revint concourir en 1959 où il termina sixième avec Piove (Il pleut), puis en 1966, pour son malheur. Cette année-là, Domenico remporta le Festival de San Remo, en tandem avec Gigliola Cinquetti. Tous deux interprétèrent la même chanson, Dio, come ti amo, mais la RAI retint Domenico pour la représenter à Luxembourg. Les répétitions furent interrompues par un violent incident entre Domenico et l’orchestre de la CLT. Furieux de l’orchestration de sa chanson, le chanteur italien claqua la porte et refusa de reparaître sur la scène de la Villa Louvigny. Il ne changea d’avis qu’à l’ultime minute, juste avant le début de la finale, et délivra une interprétation passionnée. Il écopa en retour d’une dernière place et d’un « nul point », les seuls jamais obtenus par l’Italie en soixante ans. Sa carrière n’en souffrit cependant pas et repartit de plus belle par la suite.

3. 1975 – Turquie – Semiha Yanki – Seninle Bir Dakika (Une minute avec toi) – 19e place

Encore une minute, monsieur le bourreau ! Semiha Yanki supplie dans sa chanson, l’homme de sa vie de lui accorder une minute, une seule, afin d’effacer les années perdues et d’être à nouveau heureuse. Elle en reçut trois, pour ces débuts de la Turquie à l’Eurovision, et se montra poignante dans sa prestation, qu’elle conclut par une profonde révérence. Ce fut la première fois que la langue turque fut entendue au Concours et… cela laissa les jurys de marbre. Seul Monaco attribua trois points à Semiha, qui mortifiée et désespérée, passa le restant de la nuit à pleurer sur son résultat. Pour la Turquie, ce fut le début d’un parcours aléatoire, qui la verra écoper de deux autres dernières places dans les années 80, avant de mobiliser le podium dès 2003, puis de s’éclipser en 2012.

4. 1983 – Espagne – Remedios Amaya – ¿Quien maneja mi barca ? (Qui dirige mon bateau ?) – 19e place

Souvent cité comme l’exemple-type de la chanson incomprise, ¿Quien maneja mi barca ? offrit son troisième « nul point » à l’Espagne. Le morceau, mélange atypique de sonorités modernes et traditionnelles, de flamenco et de rock, fusion avant-gardiste, tomba dans les sourdes oreilles des jurys nationaux. Son interprète, la bouillante Remedios Amaya, en délivra une interprétation grandiloquente, pieds nus, dans une robe patchwork et avec de tels mouvements que les caméras eurent des difficultés à la suivre. Son cri final impressionna le public présent dans la salle au point qu’il en resta une seconde, silencieux. Mais à ce jour, personne ne peut se vanter d’avoir compris le sens profond des paroles de sa chanson. Ta tête, ma tête / Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai / Ah, qui dirige mon bateau ?

5. 2011 – Suisse – Anna Rossinelli – In Love For a While – 25e place

Il y a parfois quelque gloire à échouer en dernière place. Ainsi de la représentante suisse Anna Rossinelli, qui eut l’honneur de qualifier son pays pour la première fois en cinq années, une victoire en soi. La surprise et la joie d’Anna à l’annonce de sa qualification, au nez et à la barbe de la Turquie et de l’Arménie, alors invaincus, ainsi que la vue imprenable sur ses sous-vêtements, demeurent un moment impérissable du Concours. Sauvée par les jurys en demi-finale, Anna ne parvint pas plus à convaincre le public, lors du grand soir. Elle nous lègue in fine une prestation pleine de charme et de délicatesse, ainsi qu’un débat existentiel : mieux vaut-il être d’emblée, éliminé  ou bien se qualifier et finir dernier ?

Madame Michu aurait-elle raison ? « À l’Eurovision, c’est jamais la meilleure chanson qui gagne, hein ! Ca s’saurait, sinon… » Est-ce à dire que Moustache méritait de gagner ? Vous en trouverez pour l’affirmer. Quant à la meilleure chanson, de gustibus et coloribus non disputandum… Chaque spectateur du Concours juge en son for intérieur et la convergence du plus grand nombre couronne un vainqueur. L’Eurovision étant un spectacle total, impliquant du son, de l’image, des mouvements, le terme de « mémorable » doit plus judicieusement être substitué à celui de « meilleur ». La dernière décennie du Concours nous l’a montré par bien des exemples : le Grand Prix récompense plus fréquemment la prestation la plus mémorable de la soirée. Le reste est question d’affinités musicales diverses et particulières…

Bonus

Les pères fondateurs du Concours n’avaient initialement pas prévu que les votes et les résultats soient rendus publics. Cela explique qu’en 1956, seul le nom du vainqueur fut annoncé. Cependant, ayant tous regardé, le 27 août 1956, le Festival of British Popular Songs et y ayant vu une procédure de vote en direct et par téléphone, ils changèrent leur fusil d’épaule. L’édition 1957 de l’Eurovision devint de ce fait la première de l’histoire à afficher un décompte progressif des votes. Cette séquence mérite d’être revue, ne fut-ce que pour réaliser à quel point il était difficile, à l’époque, de joindre Londres ou Copenhague par téléphone, depuis Francfort. La conséquence de tout cela fut que pour la toute première fois, un pays… termina à la dernière place ! Et ce pays ne fut autre que… l’Autriche ! Une curieuse chanson à propos d’un petit poney…