Nouvel épisode de Que sont-ils devenus ?, et direction aujourd’hui Belgrade, en 2008, avec un invité très très spécial, puisqu’il s’agit pour la première (et seule) fois d’un animal de la famille des Phasianidae. Dans la lignée d’une inédite vague de premières victoires au concours, la Serbie accueille pour la première fois l’Eurovision, et avec elle quarante-trois pays. Parmi eux, l’Irlande. Douze ans après sa dernière victoire, le pays n’affiche pas des résultats mirobolants au compteur, et reste sur une dernière place historique obtenue à Helsinki. Afin de redonner un coup d’accélérateur à la machine, la RTÉ organise une finale nationale dont ressort vainqueure … une dinde. Ce qui n’est pas sans susciter une controverse historique en Irlande et en Europe. Quatorze ans après, qu’est devenue Dustin The Turkey ?
Avant l’Eurovision
En tant que dinde, Dustin est née en 1989. Doté d’un fort accent dublinois, il apparaît pour la première fois dans l’émission The Den, un programme satirique pour enfant diffusé sur RTÉ Two. Il officie aux côtés de ses acolytes extraterrestre Zig and Zag, qui quittent le navire en 1993, tandis que l’émission s’impose très vite comme l’un des plus grands succès de la chaîne, dont Dustin reste l’une des stars des années et des années durant, pour ne pas dire deux décennies.
C’est à la même période que celui qui se définit comme un « bâtisseur/chanteur/politicien/megastar/homme à femmes/mannequin/poète/artiste et génie » se lance dans une carrière musicale en Irlande. À Noël 1990, Zig & Zag ft. Dustin The Turkey sortent ensemble le single The Christmas No. 1 qui, comme le titre le laissait présager, atteint alors la première place des charts.
Fort de son succès, Dustin décide de poursuivre son aventure avec les reprises des titres Numb (1993) et surtout Spanish Lady (1994), en trio avec Ronnie Drew et The Saw Doctors, qui annoncent la sortie de son premier album, Not Just a Pretty Face, composé, lui, de titres originaux. De quoi conquérir à nouveau la première place des charts quatre semaines durant.
Deux ans plus tard, un nouveau numéro 1 dans les pattes (Rat Trap, ft. Bob Geldof) et une chanson de Noël dans les fagots (reprise du mythique Lemon Tree de Fool’s Garden), c’est avec son album Unplucked que notre iconique dinde conquiert le cœur des irlandais·es.
En 1997, Dustin The Turkey enregistre même un duo avec … Mary Robinson, alors présidente de la République d’Irlande, à laquelle il compte bien succéder. Vous avez bien lu : cinq ans après sa candidature avortée aux élections générales de 1992, il concourt à la présidence de la République irlandaise ( !) sous le nom de Dustin Hoffman en 1997. Sous l’étiquette du Fianna Fowl (détournement du Fianna Fail, parti politique irlandais) et du Poultry Party (parti de la volaille), il propose notamment aux électeur·rices d’amener le train à Dingle (ville irlandaise) et promet à chaque adolescent irlandais un rendez-vous galant avec une Spice Girl.
Sa candidature ne satisfait malheureusement pas aux exigences de la procédure de nomination, ce qui n’a pas empêché certain·es électeur·rices de voter pour lui (y compris aux élections présidentielles suivantes). Et surtout de lui offrir un nouveau numéro 1 dans les charts avec Good Lookin’ Woman (en duo avec Joe Dolan), et son troisième album, Faith of Our Feathers.
Deux ans plus tard, tandis que Dustin fête ses dix ans de présence sur le petit écran, il célèbre un nouveau top des ventes avec 32 Counties, et par là même un nouvel album, Poultry in Motion.
2001, Odyssée de l’Espace. Ou plutôt Odyssée de Dustin, qui sort son premier best of, Dustin’s Greatest It. Numéro 4 des ventes en Irlande, et porté par le single Sweet Caroline, qui atteint … devinez quoi ? La première place des charts irlandais …
L’année suivante, Dustin The Turkey a droit à son premier film, Dustin in Fowl Play, qui sort directement sur le petit écran. Il faut ensuite attendre 2005 pour que Dustin daigne offrir un nouvel album à son public, Bling When You’re Minging, porté par le single Patricia The Stripper en duo avec Chris de Burgh. Nouveau carton en Irlande avec une énième et sempiternelle reprise en guise de single, tandis que les titres originaux restent, eux, cantonnés aux albums. Dans le même temps, Dustin quitte l’émission The Den – où il officiait depuis 1989 – au profit de son propre show, le Dustin’s Daily News.
Par la suite, Dustin sort deux autres singles, Fields of Athenry (reprise de Pete St. John) et Harrell is a Lonely Dustin. Mais ça, c’était avant que son destin musical ne bascule dans une autre dimension des plus inattendues pour une dinde.
Malgré une technique de chant particulière et propre à lui (voix très nasillarde, absence totale de justesse …), et suite à un appel à contributions, Dustin est invité à participer à l’Eurosong, la sélection nationale irlandaise pour l’Eurovision 2008. Le septuble vainqueur traverse alors une phase compliquée avec le concours, dont il a terminé à la dernière place l’année précédente. C’est ainsi qu’en février 2008, la RTÉ organise une sélection à six artistes, parmi lesquel·les figurent Mark Roberts (deuxième de l’Eurovision 1997) et Donal Skehan, deux personnalités fort connues des irlandais·es.
À Limerick, alors même qu’un panel de professionnel·les est présent sur le plateau, le télévote décide d’offrir le billet pour Belgrade à Dustin The Turkey et son chef d’œuvre sobrement dénommé Irelande Douze Pointe, qu’il a co-écrit. Et ce, avec une bonne longueur d’avance sur ses dauphin·es.
La victoire de la marionnette suscite immédiatement la controverse, le public étant très divisé entre applaudissements et virulentes huées (qu’on entend tout de même davantage). Ancienne lauréate du concours et membre du panel, Dana est scandalisée, de même des auteur·rices-compositeur·rices, qui considèrent cela comme un doigt d’honneur à la compétition. La chanteuse appelle même au retrait du pays du Trèfle de la compétition. D’ailleurs, certain·es voient la décision d’envoyer Dustin au concours (via sa sélection en finale nationale par la RTÉ) comme un moyen pour l’Irlande de s’en retirer, ou de s’en moquer ouvertement.
Pendant l’Eurovision
Dustin fait l’histoire. Il devient effectivement la première marionnette – et par la même occasion, la première dinde – à concourir à l’Eurovision en cinquante-deux ans. Sa participation fait un buzz innommable, étant reprise par les médias de l’Europe entière, et notamment ceux du Royaume-Uni voisin, où il est invité. What Else ?
Pire encore : alors que la chanson était menacée de disqualification pour « discréditation des shows ou de l’Eurovision en tant que telle » (interdite par le règlement de l’UER) et que la Grèce s’est plainte de l’utilisation du terme « Macédoine », Dustin se place parmi les favori·tes à la victoire finale.
Notre dinde irlandaise fait partie des premier·es à éprouver le nouveau système à deux demi-finales, puisque Dustin participe à la première, héritant du onzième rang dans l’ordre de passage entre la Pologne et Andorre. De quoi se faire remarquer, quoique ç’aurait été le cas avec n’importe lequel des concurrent·es aux alentours immédiats.
Avec une prestation à la fois outrancière et iconique (certain·es – dont moi – diraient de mauvais goût), Dustin suscite une réaction aussi historique que sa participation. Si aucun n’égalera jamais celui de Silvia Night en 2006, c’est tout de même l’un des accueils les plus mitigés de l’histoire qu’offre le public belgradois à l’Irlande, lui manifestant de belles huées. Et fort heureusement, une sortie (méritée) dès les demi-finales, dont il termine quinzième avec quand même 22 points (dont sept de l’Estonie tout de même).
Après l’Eurovision
Cet échec mettra un coup fatal à la carrière musicale de Dustin, qui ne s’aventurera plus sur le terrain musical – ce bien qu’Irelande Douze Pointe ait remporté un certain succès en Irlande. Mais si des rumeurs évoquaient sa disparition des antennes, celles-ci sont rapidement démenties par la RTÉ, dont il reste l’un des personnages phares.
En 2009, Dustin fête ses vingt ans de carrière, l’occasion pour lui de se voir consacrer un documentaire, Dustin : 20 Years A Pluckin’. La même année, il devient ambassadeur de l’UNICEF en Irlande et voyage même en Afrique du Sud, où il constate les ravages du VIH et du sida.
L’année suivante marquera un coup d’arrêt terrible à la carrière la dinde préférée des irlandais·es. Après vingt et un ans de bons et loyaux services, The Den cesse sa diffusion au profit de nouveaux programmes plus actuels.
Au cours de la décennie 2010, la star n’est évidemment plus présente à l’écran au quotidien, mais continue d’apparaître régulièrement dans les plus grands shows du pays. On la retrouve ainsi en tant que guest du cinquantième anniversaire du Late Late Show, et à l’affiche du Late Late Toy Show par exemple, qui n’est ni plus ni moins que le programme le plus regardé en Irlande chaque année. Dustin devient également co-présentateur du Toy Show de TV3 aux côtés de Lucy Kennedy et d’invité·es spéciaux·ales. À une époque où la RTÉ décide par ailleurs d’externaliser la production de ses programmes jeunesse, la star musicale des enfants des années 90 dénonce la chose et affirme que les enfants irlandais·es devraient pouvoir continuer à regarder des programmes Made in Ireland, comme les adultes.
Mais la télévision le réunit également avec son grand acolyte Ray D’Arcy dans le Ray D’Arcy Show, pour le plus grand bonheur d’un public toujours friand des sorties de Dustin, qui n’a toujours pas été transformé en friand à la volaille malgré les années. Il y révèle notamment envisager une candidature au Sénat irlandais.
On retrouve également notre euro Turkey star dans d’autres sphères, comme la littérature, puisqu’il sort un nouveau livre, Dustin’s Wikibeaks, en 2017. Préfacé par Hillary Clinton selon les dires de son auteur. Et l’occasion pour « la plus grande des mégastars irlandaises » (bonjour le melon) de dévoiler des dossiers ex-clu-sifs sur l’Irlande et sur lui-même, tout en s’auto-inscrivant dans la lignée des plus grand·es auteur·rices irlandais·es comme Joyce, Yeats ou Pippa.
En 2018, pas masochiste pour un sou, Dustin The Turkey émet le souhait de porter les couleurs du Royaume-Uni à l’Eurovision, déclarant à The Star : « J’ai grandi à présent. J’ai douze ans. J’adorerais représenter le Royaume-Uni à l’Eurovision, et je vais vous dire pourquoi. C’est très simple : vous allez directement en finale. » Une raison au combien compréhensible et lucide, mais qui n’a visiblement pas fait mouche auprès de la BBC. Même si « le Royaume-Uni n’a rien à perdre » dit-il …
2019 marque les trente ans de carrière de la dinde star. À l’occasion, Dustin s’essaie pour la première fois au théâtre avec The Comeback Vehicle, qu’il joue au Viking Theatre de Clontarf (North Dublin). Avant une tournée nationale initialement prévue en 2020 …
L’année covid signe toutefois le grand retour de The Den, pour une aventure toutefois que de courte durée. Malgré six épisodes à succès, exit l’idée d’une seconde saison, à la surprise et au choc de beaucoup d’observateur·rices, dont son présentateur Ray d’Arcy. Même la mobilisation de téléspectateur·rices et de personnalités n’y changera rien : ainsi Ray devra t-il se contenter d’un podcast de Noël 2021 sur les ondes de la RTÉ, mais toujours affublé de Dustin et Zig & Zag. Quand à notre euro dinde star, elle n’a pas dit son dernier mot, puisqu’elle promet alors de prochaines et nouvelles aventures télévisuelles. Il avait d’ailleurs évoqué son souhait de présenter Dancing With The Stars et de faire son propre show (comme s’il ne le faisait pas assez de base).
On le retrouve d’ailleurs quelques semaines plus tôt à RTÉ Does Comic Relief, un Téléthon organisé pour lever des fond pour 4 000 associations, où il clashe Niall Horan, ce qui froisse les fans de One Direction. Il émet également le souhait de rejoindre le casting de la série Derry Girls à travers une vidéo d’audition hilarante.
Cette année, Dustin The Turkey a fait une apparition au Festival de la Rose de Traylee, une compétition vivant à élire une jeune irlandaise « belle et charmante » (je cite) qui représentera la communauté nationale dans le monde une année durant. Il y répondait à une candidate qui avouait que son précédent métier était de tuer des dindes : l’occasion pour Dustin de proposer une législation visant à garantir le végétarianisme ou le véganisme via le Poultry Party, dont il reste l’indétrônable leader. Une position enviable grâce à laquelle il continue d’exister médiatiquement et sur les réseaux sociaux, lui permettant d’inviter Joe Biden en réception officielle dans sa contrée.
Côté réseaux sociaux justement, le terrain de jeu préféré du supporter de Manchester United est ainsi Twitter, où il livre son point de vue sur l’actualité avec un inimitable et immuable goût pour la satire … tout en continuant à soutenir les candidat·es de son pays à l’Eurovision, envers laquelle il n’a visiblement pas la moindre rancune malgré la tiédeur de l’accueil du public à son égard. Mais jamais sans l’inévitable dose d’impertinence qui fait sa marque de fabrique. Et une certaine appétence pour le clash.
Mais au fait, qui se cache derrière Dustin ?
Excellente question, Maître, car de lui, on ne sait que très peu. Le dindon de la farce s’appelle en réalité John Morrison, dont vous aurez compris que le talent premier n’a rien de très musical. De même, il n’est ni homme politique, ni catcheur pour la WWE. Créateur de Dustin The Turkey, il en est le marionnettiste depuis ses débuts, tandis que son frère Cioran, lui, est l’une des moitiés des duos Zig & Zag (collègues de Dustin) et Podge & Rodge. Il préfère toutefois laisser la lumière des projecteurs à sa progéniture et rester dans l’ombre, refusant par ailleurs de donner des interviews aux médias.
Grossier. Insultant. Sarcastique. Insoumis. Indocile. Séducteur. Mégalomane, peut-être. Indigent, parfois. Les superlatifs sont nombreux pour évoquer la dinde préférée des irlandais (et non celle de Thanksgiving). Une personnalité médiatique, artistique, politique, mais aussi très engagée, notamment pour les droits des enfants, dont il est le héros de ces derniers en Irlande.
Qu’il soit acclamé ou détesté, la dinde Dustin ne laisse personne indifférent·e, et s’est inscrit parmi les personnalités iconiques de son pays, dont il est littéralement l’une des plus grandes stars. Avec plus de trente ans de métier au compteur, il bénéficie encore aujourd’hui d’une médiatisation et d’une notoriété réelles, malgré l’arrêt de The Den. Mais les plumes de Dustin traînent toujours quelque part en Irlande, même si son échec à l’Eurovision a eu le bon goût de l’inciter à mettre sa carrière musicale entre parenthèses, pour le meilleur de nos oreilles et de l’intégrité du concours. Quoiqu’il en soit, à défaut de redorer le blason de son pays au concours ou de dorer son blason tout court auprès des européen·nes, Dustin reste à ce jour la première et seule eurostar animale de l’histoire de l’Eurovision. De quoi faire le buzz comme jamais … et être systématiquement repris dans les bêtisiers du concours. D’ailleurs, quatorze ans après sa participation, un sondage l’a élu deuxième pire performance de l’histoire de l’Eurovision juste après Scooch (Royaume-Uni 2007) et devant Jemini (Royaume-Uni 2003). Tout de même sévère pour nos stewards et hôtesses de l’air, cette histoire… 1
Interviewé en 2021 par The Irish Post, Dustin dénie cependant avoir terni l’image de l’Irlande au concours (dont on connaît aujourd’hui le succès). Il déclare ainsi avoir participé à l’Eurovision parce que l’Irlande avait fini en dernière position l’année précédente et, même s’il a blasphémé, il estime avoir sauvé l’honneur du pays, ce qui le satisfait. Il ajoute par ailleurs que la RTÉ lui a demandé d’aller au concours parce que le télédiffuseur ne souhaitait pas gagner, ce qui lui offrait deux semaines de vacances en Serbie. Et s’il tient à faire un retour tonitruant au concours, que Dustin sache que le casting d’Una voce per San Marino est ouvert. Ce qui serait en somme dommage pour un micro-Etat qui s’est enrichi du taureau de Lauro.
>>> Vous pouvez retrouver l’actualité – et les commentaire politiques mordants – de Dustin The Turkey sur Twitter.
1 Un classement dans lequel on retrouve également Kreisiraadio (Estonie 2008), LT United (Lituanie 2006), Krassimir Aramov (Bulgarie 2009) et Silvia Night (Islande 2006), à titre d’info.
© thesun.ie
L’Irlande fête chaque année comme aux États Unis Thanksgiving ,elle a de la chance de ne pas avoir fini à la table des irlandais hihi
On peut au moins accorder aux irlandais le mérite d’être original (même si je ne vois pas la place d’une marionnette, et encore moins d’une dinde sur la scène de l’Eurovision.)
Je ne sais pas ce qui s’est passé dans la tête des irlandais pour envoyer Dustin à Belgrade après leur dernière place de 2007, je ne comprends pas.
– Je m’en souviendrai toute ma vie de cette « chanson » : j’ai eu une crise de fou rire impossible à calmer !
– Je ne connaissais pas du tout toute l’histoire de cet « artiste » hors du commun et il faut bien le dire, unique en son genre
– Envoyer ce titre à l’Eurovision était un risque énorme et ça s’est confirmé : au moins, cette année-là, l’Irlande ne sera pas passée inaperçue pour le meilleur et là précisément, plutôt pour le pire.
(Désolé de ne pas avoir commenté pour Jade Ewen mais j’étais débordé ce jour-là)
J’avoue que j ai détesté la « perfor
mance », qui a alimenté le bashing du concours.
Mais a la lecture de l’article de Rémi, je découvre le contexte.
PS : pour les pires performances, Krassimir Avramov mérite effectivement d’être à la une.