Enfin, nous y voilà ! Hier soir, nous avons suivi notre premier samedi soir de sélections nationales. Après les premières amorces de l’Eurovision Junior et du Festivali i Këngës, le feu d’artifice de la Saison 2021 lance ses bouquets lumineux dans le ciel d’encre de l’hiver. Nous en bénéficierons deux mois durant, profitons-en !

Ces deux premiers tableaux étaient particulièrement réussis, spécialement au vu des restrictions sanitaires actuelles. Le Melodi Grand Prix a aligné ses duels improbables, son anthologique plateforme de vote, ses mises en scène spectaculaires et ses qualifiés automatiques plus attendus que ses demi-finalistes. L’Eurovizijos atranka a mêlé numéros surréalistes, prestations remarquables, candidats déjantés et jurés intraitables.

Sur nos canapés, nous en avons oublié le temps, le monde et nos quotidiens étroits. Nos cœurs ont battu plus fort, nos esprits ont été à la fête. Les plus habiles d’entre nous auront suivi les deux émissions en parallèle. Les plus patients les auront regardées l’une après l’autre. L’important est de n’en avoir rien manqué. Et au terme de la soirée, nous aurons tous songé au samedi 30 et à Eurovision France, c’est vous qui décidez, autre apothéose en perspective.

Ces samedis soirs demeurent les moments forts de la Saison eurovisionesque. Quels sentiments exaltants de franchir les fuseaux horaires, de parcourir le continent d’Erevan à Reykjavik, de jongler entre les diffusions, de passer sans sourciller du finlandais au portugais, d’un spectacle modeste à Chișinău à un grand barnum à Stockholm. Quels plaisirs subtilement masochistes de rire à des plaisanteries incompréhensibles en norvégien ou en croate, de tourner de l’œil de fatigue à 2h du matin devant la RAI, de maudire sa connexion Wifi ou son ordinateur portable qui renâcle à suivre cinq streamings simultanés, de plonger dans des tunnels publicitaires sans fin, de ne pouvoir participer au vote.

Puis viennent les dimanches, journées paisibles, propices au décorticage des prestations de la veille. La fièvre nous reprend, nous revisionnons chaque prestation, nous rattrapons celles que nous avons manquées, nous disséquons les résultats, nous nous réjouissons des qualifiés, nous pleurons les éliminés, nous nous indignons du manque de goût supposé des téléspectateurs danois ou roumains, nous fustigeons la surdité des jurés slovènes ou ukrainiens. Et lorsque le weekend s’achève, nous aspirons à ce que la semaine s’écoule au plus vite pour atteindre le samedi suivant, en remerciant les télévisions israélienne, estonienne et italienne de programmer des sélections un lundi, un mardi et/ou un jeudi.

Entre deux soirées, une interrogation surgit : au fond, cette période intense n’est-elle pas plus jouissive encore que l’Eurovision lui-même ? Cette collision de sélections nationales, ce galop éperdu entre cités ne nous apportent-ils pas plus de bonheur que nos trois soirées saintes de mai ? Je vous laisse répondre en votre for intérieur. En ce qui me concerne, je vis ces samedis soirs enfiévrés avec une joie pure. Alors que l’Eurovision m’apparait teinté d’une légère mélancolie, liée à la fin imminente de ce cycle magique. Les plis du caractère…

Autre question : que font les téléspectateurs francophones lambda pendant ce temps-là ? Lapalissade : ils regardent les programmations de leurs chaînes nationales. Mais est-ce si inéluctable ? Ne serait-il pas judicieux qu’ils partagent avec leurs homologues européens et australiens, ces soirées de sélection ? J’en reviens à une opinion déjà exprimée à plusieurs reprises : la perception qu’ont les téléspectateurs francophones de l’Eurovision se modifiera quand ils réaliseront pleinement son incroyable popularité, son prestige demeuré intact partout ailleurs.

La responsabilité en revient aux diffuseurs publics francophones. À eux de transmettre cette fièvre du samedi soir à leur public lambda. À eux de leur montrer la passion furieuse qui anime les Suédois, les Italiens et les Islandais. À eux d’oser traduire les volées de bois des jurés lituaniens, les envolées poétiques des auteurs albanais, les plaisanteries camp des présentateurs australiens. À eux de présenter les mille images de l’Eurovision fragmentées par le kaléidoscope des cultures arménienne, lettone ou polonaise.

Entendons-nous bien : il serait incongru de voir France 2 diffuseur en direct l‘Uuden Musiikin Kilpailu ou la RTBF, le Vidbir (quoi que cela ne manquerait pas de piquant…). Mais nos diffuseurs disposent tous de sites Internet, de plateformes en ligne, de comptes sur les réseaux sociaux. Ces portails nécessitent du contenu, de la nouveauté, des émissions marquantes. Là, après accords internes entre membres de l’UER, pourraient apparaître ses sélections nationales. Imaginez : l’intégralité de la sélection biélorusse disponible sur Salto ou sur Auvio ! Ne seriez-vous au paradis ?

Plus encore, nos chers diffuseurs francophones auraient l’opportunité de concevoir un équivalent de notre Petit Journal des Sélections, soit des résumés drôles, décalés et informatifs de ces sélections. Des émissions peu coûteuses et susceptibles d’aligner perles et fou-rire, tout en ouvrant les yeux des abonnés de France Télévisions, de la RTBF et de la RTS. Les amateurs francophones de belle télévision resteraient-ils insensibles aux spectaculaires numéros d’entracte du Melodifestivalen, aux éblouissants décors de l’Evrovizijska Melodija, aux prestations renversantes du Festival de Sanremo ? Je ne le pense pas…

Ces vœux ne seront sans doute jamais exaucés, la frilosité des télévisions publiques francophones étant proverbiales. Gardons espoir, l’avenir ne peut être que meilleur pour nous, Eurofans français, belges et suisses. En conclusion, je formulerai un souhait plus modeste, mais plus réalisable : que lors de la finale d’Eurovision France, c’est vous qui décidez, soient au moins présentées les deux chansons 2021 qui seront déjà choisies, celles de l’Albanie et d’Israël. Ce serait peu et beaucoup à la fois, ce serait la promesse d’une ouverture sur l’Euromonde, notre monde, qui ne cesse de tourner et qui en cette époque difficile, nous offre du réconfort. Un réconfort si inépuisable qu’il serait bon de le partager avec le plus grand nombre.