C’est la question qui brûle actuellement les lèvres de l’euromonde. Tandis que, depuis 2012, le pays vainqueur tend très largement à se faire pays hôte de l’édition suivante, France Télévisions et l’UER sont en pleine réflexion sur le sujet.

Lors de la victoire de Valentina en 2020, Delphine Ernotte-Cunci, présidente de France Télévisions, avait mis seulement dix jours avant d’officialiser l’organisation de l’Eurovision Junior 2021 en France. L’année dernière, c’est le soir même de la victoire de Lissandro qu’elle avait confirmé la nouvelle pour l’édition 2023.

Dimanche soir dernier, pendant la conférence de presse de la gagnante, Alexandra Redde-Amiel s’est évidemment vue interrogée sur l’organisation à domicile de l’Eurovision Junior 2024. La directrice des jeux et divertissements de France Télévisions, et accessoirement cheffe de la délégation française, est pour le coup restée évasive, évoquant la nécessité d’un temps de réflexion. Le lendemain, dans une interview à Fabien Randanne pour 20 Minutes, Stéphane Sitbon-Gomez a quant à lui déclaré que, si la perspective d’organiser coup sur coup l’Eurovision Junior en 2024 et l’Eurovision en 2025 (sous réserve de la victoire de Slimane) était un rêve des plus fous, il est resté tout autant évasif, déclarant que la priorité était de fêter la victoire de Zoé Clauzure et que, pour le reste, le télédiffuseur allait discuter de l’organiser avec l’UER, comme cela est le cas chaque année. Une phrase a toutefois mis la puce à l’oreille de nombreux eurofans : « Il y a beaucoup de pays qui ont envie d’organiser, on ne veut pas qu’il y ait un monopole français de l’Eurovision Junior. » Autant dire la porte grand ouverte à la rumeur qu’une partie de l’euromonde prend déjà pour un fait quasi-acquis : la France renoncerait à l’organisation de l’Eurovision Junior 2024. Alors qu’aucune décision formelle n’a été officialisée à ce jour, tant dans un sens que dans un autre.

De quoi se questionner légitimement toutefois : la France va t-elle accueillir l’Eurovision Junior 2024, si ce n’est le doit-elle ?

Dire que l’année 2024 sera particulièrement chargée pour France Télévisions est un doux euphémisme. Au programme : les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris, que le télédiffuseur public diffusera dans leur intégralité … mais encore la candidature de Slimane à l’Eurovision 2024, pour laquelle la délégation a prévu une énorme campagne de promotion en France et en Europe. De quoi bien occuper les équipes, certes, mais également impacter les finances du groupe d’audiovisuel public. Alors qu’ils aiguisaient également les appétits de TF1 et de M6, France Télévisions a réussi à obtenir de haute lutte l’exclusivité des droits des JOP 2024 pour la somme astronomique de 100 millions d’euros (source Le Parisien), contre 45 millions pour ceux de Rio en 2016. Ajouté à cela les coûts de la campagne pour l’Eurovision 2024 (probablement plus élevés qu’en 2023), autant dire que les lignes restantes sur le budget 2024 seront rares, pour ne pas dire inexistantes.

Toutefois suffisantes pour l’organisation d’un deuxième concours junior consécutif, ce qui serait une « première » (si l’on considère que la Pologne a dû organiser un concours de moindre envergure en 2020 en raison de la crise sanitaire) ? Voilà une inconnue. Car interrogée sur le sujet par L’Eurovision au Quotidien lors de la conférence de presse commune de l’UER et de France Télévisions samedi après-midi dernier, Alexandra Redde-Amiel refuse de parler chiffres, se contentant vaguement d’évoquer une répartition des coûts entre l’organisme européen de radio-télédiffusion et le télédiffuseur hôte, là où la question budgétaire est beaucoup plus transparente dans d’autres pays … et l’éventail de budgets somme toute assez large. Selon les chiffres réunis par nos consœurs et confrères d’ESC Insight (avec lesquels nous avons organisé les Audience et Public Poll), le gouvernement maltais avait dépensé 1,4 millions d’euros pour l’organisation du concours junior 2014 et la Géorgie 2,2 millions d’euros pour l’édition 2017, là où l’Arménie disposait d’un budget record pour l’Eurovision Junior 2022, puisque ce dernier s’élevait à … 13 millions d’euros (!!), soit autant que Malmö 2013 et Stockholm 2016 chez les adultes (particulièrement vertueux économiquement parlant), dans un pays où le Junior suscite toutefois un intérêt massif, à tel point que les deux shows avaient rapidement affiché complet.

Du côté de Paris, s’il est officiellement silence radio – comme il est de coutume avec les chiffres chez France Télévisions, Michaël Zoltobroda du Parisien évoquait un budget de 5 millions d’euros pour l’édition 2021, avec « un gros chèque de France Télévisions et de l’UER », mais également l’apport de partenaires nationaux, tels que le Crédit Mutuel, RFM, Spotify ou encore Lego. Pour la production d’un show dont la magie avait à l’époque su ravir petits et grands, l’organisation avait pourtant déjà joué à l’économie (sans que cela ne se voit à l’écran), réduisant les coûts de certains postes et multipliant les appels d’offre, avec selon la rumeur la crainte d’une deuxième victoire consécutive, toutefois paradoxale si confirmée, du fait de la compétitivité de la proposition d’Enzo et de son placement parmi les grands favoris à la victoire.

Inattendu était pour le coup l’accueil de l’Eurovision Junior 2023, Lissandro ayant soulevé le Trophée en Arménie à la surprise générale.  Retour pour l’occasion au plan A de 2021, à savoir une organisation en province (finalement contrecarrée par l’incertitude de la situation sanitaire). Alors que l’on disait Montpellier sur les rangs, c’est finalement Nice qui remporte la mise ! Habituée des grands événements internationaux, et régulière des collaborations avec France Télévisions (sur la Fête de la musique notamment), la métropole azuréenne dirigée par Christian Estrosi (dont une grande partie de l’action municipale repose sur une politique de l’événementiel) aurait, selon nos sources, réuni beaucoup d’efforts pour s’imposer comme la ville-hôte de l’Eurovision Junior le temps d’une édition. Pour le reste, si France Télévisions nous a une nouvelle fois offert un show d’exception aux couleurs des super-héros, ce fut également objectif gestion des coûts à tous les étages, jusqu’aux navettes menant les délégations et les danseurs à la salle, dont le nombre réduit de rotations n’a pas été sans causer de tracas aux pays participants selon les propos de certaines délégations. Magie du divertissement et de la télévision, rien de cela ne s’est vu à l’écran, illuminé des visages radieux des eurostars et de l’enthousiasme d’un public venu en nombreux au point de quasi remplir étonnamment le Palais Nikaïa, dans un pays où la popularité de l’Eurovision Junior reste à construire (1,2 millions de téléspectateurs dimanche après-midi).

Un élément d’importance toutefois : la victoire de Zoé Clauzure. Dès la révélation de Cœur, la France s’est rapidement installée parmi les favorites au titre, si ce n’est comme l’évidence une fois passées les répétitions. Si, statistiquement, les chances de deuxième victoire consécutive ne sont pas les plus élevées, elles sont d’autant moins inaccessibles dans un concours à seize représentants et à la compétitivité plus faible, où le gâteau se partage entre un nombre limité de bastions du Junior (Arménie, Espagne, France, Géorgie, Pologne) ou d’acteurs phares du concours (Pays-Bas, Royaume-Uni, Ukraine). Autrement dit : si un vainqueur ne s’attend jamais complètement à sa victoire (simple question de modestie), affirmer que la France ne s’attendait pas à soulever le Micro de Cristal et surtout qu’elle ne le voulait pas serait mentir, le choix de la sélection de Zoé et l’esprit de compétitrice d’ARA en témoignent. L’on peut se donner les moyens d’assurer le service minimum (comme la Pologne Junior en 2020 ou une longue liste de pays hôte du concours adulte), mais pas le genre de la Maison France. En version traduite, la délégation s’est sans doute présentée sur la scène de l’Eurovision Junior 2023 avec l’hypothétique éventualité de l’organisation suivante en tête, comme la Pologne en 2019 et l’Arménie en 2022. 

S’agissant de l’accueil du concours junior, la politique a longtemps été différente de celle du concours adulte. Jusqu’en 2012, charge au pays qui se portait candidat d’organiser l’édition suivante, indépendamment de toute notion de résultats. Depuis une dizaine d’années toutefois s’est installée la coutume de proposer l’organisation au pays vainqueur en priorité, parfaitement libre de la décliner au profit d’autres candidats. C’est ainsi que, suite à sa victoire de 2014, l’Italie a préféré laisser la main à la Bulgarie, tandis que la Russie, victorieuse en 2017, avait laissé la primauté de l’accueil du concours à la voisine et alliée biélorusse. Deux cas qui restent toutefois marginaux depuis 2012.

Au-delà de la question budgétaire, se pose celle du « monopole » que voudrait éviter l’UER eu égard aux résultats insolents de la France au concours junior. En vertu de la coutume instaurée, tout télédiffuseur vainqueur a le droit légitime d’organiser l’édition suivante, qu’importe son palmarès, point. Priver un vainqueur de l’organisation au motif qu’il exercerait un « monopole » sur l’Eurovision Junior n’a tout simplement aucun sens, d’autant plus que jurys nationaux et vote en ligne réalisent leur choix de manière libre, consentie et éclairée. Ils ont donc choisi la France à trois reprises ces quatre dernières années, qu’on respecte ce désir en confiant l’organisation au pays vainqueur s’il le souhaite. À cette réflexion, l’UER semble toutefois opposer la volonté – légitime – d’autres pays d’organiser le concours à leur tour. Mais lesquels ? Médaillée d’argent malheureuse, l’Espagne affirme haut et fort qu’elle n’accueillera le concours junior que le jour où elle le gagnera. Pays phare du Junior, où la popularité du concours est sans égale (en témoignent les dizaines de milliers de spectateurs présents sur la Place de la République à Erevan lors de la cérémonie d’ouverture 2022), l’Arménie l’a accueilli tout juste l’année dernière, et au regard de sa compétitivité, serait davantage susceptible d’attendre une nouvelle victoire plutôt que de prendre le relais organisationnel à la place d’autres. L’Ukraine étant la seule option à écarter pour d’évidentes raisons, quels pays pourraient-ils en réalité se positionner ? Le Royaume-Uni avec le savoir-faire, l’expérience et les moyens de la BBC ? La Pologne avec son expertise du Junior ? Les Pays-Bas qui attendent une victoire qui leur échappe régulièrement malgré des pronostics favorables ? Un petit pays (Malte, la Géorgie, …) en co-organisation avec la France et au-delà de toute notion de résultats ? L’Allemagne pour davantage ancrer sa participation au concours ? Difficile d’y voir très clair à ce stade.

Qu’importent les considérations, la France a non seulement le droit et le devoir d’organiser une nouvelle fois l’Eurovision Junior, comme l’Irlande l’a fait en son temps pour le concours adulte (de l’organisation duquel elle ne s’est jamais débinée en dépit d’un budget qui se restreignait d’année en année) ou la Pologne en 2020. Parce qu’elle est le pays vainqueur et qu’elle en a la légitimité. Parce que France Télévisions a une nouvelle fois démontré son savoir-faire tout en maintenant un budget sur le papier raisonnable (a priori, puisqu’il reste difficile de l’affirmer sans avoir le moindre chiffre sous la main). Parce que les eurofans n’attendent que la joie de prendre part à un concours à domicile. Parce que nous avons le vivier de villes capables d’accueillir l’Eurovision Junior. Bordeaux, Lille, Lyon, Montpellier, Nantes, Strasbourg, Toulouse, … Autant de métropoles disposant non seulement de la salle adéquate, mais pour lesquelles un concours regardé par 30 millions de personnes à travers le monde représenterait une incroyable vitrine. Reste toutefois à savoir si les municipalités seraient prêtes à insuffler des moyens financiers pour l’accueil du concours, comme Nice l’aurait fait, et si elles en ont les moyens dans un contexte où les collectivités territoriales disposent de moins en moins du soutien de l’Etat.

La France doit-elle accueillir l’Eurovision Junior 2024 ? À la question, je ne pourrais répondre autrement que par la positive. Parce qu’à Nice, France Télévisions a une nouvelle fois su démontrer son savoir-faire en la matière deux ans seulement après la magie de La Seine Musicale. Parce que vivre la magie d’un concours Eurovision à domicile est une magie sans contrefaçon et un plaisir sans modération.