Si l’Eurovision Junior 2021 capte à juste titre l’actualité du moment et les yeux et les oreilles des eurofans, il est une échéance pas si lointaine qu’il convient de rappeler : l’approche d’Eurovision France, qui permettra de sélectionne la ou le représentant·e français·e pour le concours 2022. À ce titre, la rédaction a des idées, et elle se fait un plaisir de vous les proposer, alors même que les douze heureux·ses finalistes doivent s’apprêter à être sélectionné·es, si ce n’est pas déjà fait.

C’est aujourd’hui à un groupe que nous nous intéressons, ou plutôt un duo, composé de deux frères, Raphaël et Theo Herrerias. C’est avec le premier, l’aîné, que tout commence. Il s’éprend de la guitare dès son adolescence, préférant les scènes rock avec ses premiers groupes aux cours. Deux ans en fac de musicologie n’y feront rien : c’est la scène qui anime Raphaël, un point c’est tout.

Nous sommes alors au début des années 2010. Les télé-crochets commencent à voir leur âge d’or s’éloigner, et The Voice n’a pas encore atterri sur le sol français. Alors que M6 vient de lâcher la lucrative franchise Nouvelle Star, dont le charme commençait à s’estomper auprès du public, la chaîne privée décide de se lancer dans l’aventure X Factor. La première saison sur W9 connaît un succès honnête sans faire exploser les scores : la seconde sera alors programmée sur la chaîne mère, à renfort de primes hebdomadaires. M6 met pour l’occasion les petits plats dans les grands et fait de ce programme – dont le live est le coeur – l’évènement de son printemps 2011. Chaque mardi soir, l’étudiant en histoire que j’étais attendait alors avec impatience 20h50 le coeur battant, histoire de me délecter des nouveaux talents qui se produisaient sur la scène surplombée d’un X rouge. Parmi elleux, un jeune homme se révéla rapidement auprès du public, et notamment de moi-même, qui tombai instantanément sous le charme, tant musicalement que … Bref. Son nom ? Raphaël Herrerias.

Après avoir franchi avec succès l’épreuve du bootcamp, Raphaël parvient à atteindre l’étape des primes dans l’équipe de Veronic Dicaire (garçons de moins de 25 ans). Semaine après semaine, il réussit à perpétuer la magie de la première fois, avec des prestations portées par le velours de sa voix grave et sensuelle. Son aventure prend toutefois fin (à mon immense dam) lors du septième des onze primes, éliminé au ballotage par l’une des favorites, Sarah Manesse.

À l’instar de la plupart de ses camarades de promo, Raphaël ne parvient pas à percer suite à sa participation au programme, dont cette saison marque alors la fin devant l’échec d’audience. C’est alors au sein d’un autre télécrochet – et non des moindres – qu’il parvient à rebondir, côté coulisses cette fois : The Voice. Il y devient alors répétiteur, préparant le terrain pour son prochain projet musical, avec son frère Théo cette fois.

Ce dernier quitte alors leur Saint-Étienne natale pour monter à Paris à son tour. De six ans le cadet, Théo n’est pas en reste musicalement parlant. Influencé par son oncle rockeur, à l’instar de son grand frère, il préfère toutefois aux cordes de la gratte le bec du saxophone et la production. Un jour, il rejoint Raphaël sur scène avec ses ordinateurs. Concrétisation d’une évidence union musicale, Terrenoire naît.

La vie t’offre des shots

Des nuits en parachutes

Des danses au dos de papillons chimiques

La rue dresse des chutes

Elle te dit vas-y saute

Vers la Terre, oh

Elle ne sera plus là

La nuit des parachutes – Terrenoire (2017)

Terrenoire ? Du nom de leur quartier d’enfance, ex-commune rattachée à la ville des Verts, devenu entité excentrée non loin d’une autoroute. La terre des origines. La terre ouvrière. Celle où se sont ancré leurs arrières-grands-parents, débarqués d’Andalousie pour travailler dans les mines stéphanoises. Terrenoire. Pour les racines. Pour ne pas oublier d’où ils viennent, même si leurs parents les ont toujours incités à s’élever.

Dotés d’une culture musicale éclectique, oscillant entre Lavilliers, Mickey 3D, Prince, Toto ou encore Bashung et Radiohead, Raphaël et Théo montent leur propre label après s’être fait la main dans les résidences artistiques offertes par les structures stéphanoises. Ils prennent alors la plume pour écrire leur premier EP, sobrement intitulé Terrenoire.

Dès ce premier acte musical, Terrenoire imposent leur patte, unique. Énigme et mystère forment déjà les maîtres mots d’une brume musicale électrique et d’un univers inclassable, où la nuit, inflammable et incandescente, nous ouvre les portes de ses méandres, ses désirs, ses interdits, au risque nous laisser marqué·es par les morsures de l’aube.

Nos vies sont du vent mais nous sommes vivants

Nous sommes vivants mais nos vies sont du vent

Lâchons prise – Terrenoire

C’est alors qu’un drame personnel survient pour la fratrie : leur père décède d’un cancer. Un drame fondateur, qui sera à l’origine de ce premier album sur lequel ils vont alors travailler les deux années suivantes, non sans distiller de nouveaux titres, comme pour tenter d’exorciser ce basculement dans leurs vies, de ceux qui nous font prendre conscience que nous ne sommes que poussière dans l’immensité de la Vie et de la Terre.

Intermède.

Lâcher prise.

Vider les âmes et les coeurs brisés.

Les délivrer, dévorés, de cette inextinguible colère.

Le faire en musique.

Faire le deuil en musique.

Parce qu’il faut Le temps de revenir à la vie.

« Love. Light. Death. The Sea.« 

Terre Noire.

T’es mort t’as laissé derrière toi

Des cœurs mercenaires

Des enfants qui envoient

Des cris dans les airs

On sait pourquoi

On vit que pour les concerts

La vie s’est refermée à double tour sur toi

Derrière le soleil – Terrenoire (2020)

L’étrange année 2020 sonne l’année de la délivrance : Les Forces Contraires sont dévoilées au grand public, portées par un titre au nom ô combien évocateur, Jusqu’à mon dernier souffle.

La mort du père est au coeur du projet. Raphaël parle même de l’album comme d’un « temple » dédié à sa mémoire, surplombé du bouleversant et déchirant Derrière le soleil, dont ils délivrent une prestation écorchée vive à l’occasion d’Un Concert à Emporter. Un moment qui exprime avec justesse la douleur et la colère qui s’éprennent de celleux qui restent face à la disparition d’un être aimé.

Réduire l’univers musical de Terrenoire à un seul terme est chose fort complexe, tellement celui-ci est riche de références et de symboles, tant dans les mots que dans les sons. L’habile mélange de styles musicaux fascine, de cette pop chérie et vénérée d’une nouvelle scène française qui la remue intelligemment à toutes les sauces telle une nouvelle vague, à une relecture contemporaine des fondamentaux de la variété française, le tout baigné d’influences électro et hip-hop en direction desquelles les deux frères se plaisent à faire des aller-retour sans crier gare, ni prise de tête aucune. Mort, sexe et racines se côtoient, tout en s’unissant en un fil rouge aussi harmonieux que l’union musicale de Raphaël et Théo, qui enrichissent le duo de leurs identités vocales respectives.

Mon âme sera vraiment belle pour toi

Mon amour est un infini de « pourquoi »

Je vois des soleils voler au-dessus de moi

Je vois bien qu’c’est l’amour

En tout cas, ça y ressemble

Mon âme sera vraiment belle pour toi – Terrenoire (2020)

Qu’elle soit mue par un verbe sensible ou portée par des mots crus, l’alchimie entre les deux frères est plus qu’évidente, à l’instar de ce goût de l’esthétique et du septième art qu’ils portent en commun, et que l’on retrouve tant dans la finesse des compositions que dans le visuel cinématographique de leurs clips, que je vois comme des oeuvres à part entière.

Un univers au goût de l’inclassable que l’on pourrait toutefois teinter d’une pop contemporaine, poétique, intuitive : tel est l’ADN du duo, qui parvient à se créer une identité singulière sur cette scène musicale française qu’ils parviennent à conquérir en toute humilité.

Raphaël et Théo ne forcent pas les portes, pas plus qu’ils ne foncent. Car Terrenoire sont de ces artistes à prendre leur temps, celui de poser une musique qu’ils travaillent à l’instinct et à l’envie, pour offrir au public des morceaux que lui-même prendra le temps d’intégrer et de ressentir du plus profond de lui-même.

Le public est au rendez-vous : 2021 est alors l’occasion pour Terrenoire d’aller à la rencontre de ce dit public que les artistes n’ont pu côtoyer pendant dix-huit mois. Voilà ceux qui se définissent comme des « artisans de la musique » (qui veulent le rester) ainsi sur les routes depuis plusieurs semaines. Un voyage musical passé par le Printemps de Bourges en juin dernier, dont ils ont profité pour tourner le clip de Ça va aller, fruit de leur collaboration avec la chanteuse Pomme (lauréate de la Victoire de la musique de l’artiste féminine de l’année en 2021), ce en vingt petites minutes !

L’année 2021 est également l’occasion d’une nouvelle collaboration, avec un autre stéphanois, et non des moindres : Bernard Lavilliers, avec lequel ils co-signent et interprètent Je tiens d’elle, hommage appuyé à leur ville natale et d’enfance. Saint-Étienne, ou Saint-É pour les intimes, cette ville au passé industriel, meilleure ennemie de Lyon, dite « la bourgeoise », à l’opposé exact des racines populaires qui constituent son histoire, qui rend fier·es ses habitant·es. À n’en pas douter, et à l’instar de son riche vivier qui émerge sur la scène musicale française, Lavilliers et Terrenoire tiennent bien d’elle.

Plus brave que belle
Plus frère que fière
Plus fière que celles
Qui ont pas souffert

je tiens d’elle – Bernard Lavilliers et Terrenoire (2021)

*****

Plus j’avance dans la vie plus je m’allège

Plus ça fait peur plus je m’aligne

Dans les ténèbres je vois des lumières

Ils voient la mort je tiens ma ligne

Ça va aller – Terrenoire ft. Pomme (2020)

C’est il y a un an, peu de temps après la sortie des Forces contraires, que j’ai découvert Terrenoire, et non sans surprise que je me suis rendu compte de la présence de Raphaël Herrerias, dont j’avais gardé un souvenir ému de la présence dans feu le télé-crochet de M6 en 2011. J’avais évidemment entendu parler de ce duo qui faisait bouger les lignes de la scène musicale française contemporaine, avec leur touche singulière, atypique, énigmatique. Et j’ai immédiatement accroché à leur univers à la fois électrique et teinté de soupçons mélancoliques.

Harmonie. Un mot clé dans la musique des deux frères, empreinte d’une culture musicale éclectique qui déjoue les codes et nous transporte avec intelligence dans d’étranges abîmes, terrestres et célestes, diurnes et nocturnes, baignées de cette lumière dont le feu évolue au fil des heures, des jours et des saisons. Poétiques, sensibles, les mots y sont implacables, sublimés par un intéressant mariage de voix fraternelles et des sons à la fois instinctifs et travaillés, d’une remarquable subtilité. En seulement un EP et un album, Terrenoire imprime déjà quelque chose d’unique dans cette nouvelle vague française au-dessus de laquelle ils surfent avec brio aux cotés de nombreux•ses pair•es générationnel•les doté•es de leurs propres univers.

À la vie, au désir, à la mort, au jour et à la nuit, dans ces villages et quartiers d’enfance dans lesquels se nichent nos racines respectives ou dans la vibration des villes que beaucoup ont rejoint, les draps défaits et humides dans l’intimité d’une chambre transpirante ou dans la nuit électrique où les corps se mêlent et s’entremêlent sur les pistes de clubbing, parfois au gré des substances interdites pour certain•es, dans le souffle étrange et stimulant d’une vie d’adrénaline défilant ou dans le rapport à cette mort qui nous saisira tou•tes un jour mais nous prend déjà certain•es de nos êtres aimé•es et vénéré•es, Terrenoire me parle, nous parle, sans ambages, crûment parfois, avec des mots posés à la perfection. Ils me parlent en tout cas intimement, personnellement, peut-être même violemment, en ce qui me concerne

À l’instar du parcours même du duo qui a quitté le lieu des origines éponymes pour se lancer dans le grand bain musical de la capitale, Terrenoire nous tire de notre zone de confort pour nous offrir une expérience certes dotée de référentiels auxquels nous pouvons nous raccrocher, mais unique de par ses cheminements intuitifs. Tout en parvenant à aller et à nous emmener dans des recoins inattendus dans lesquels chaque titre, chaque son, chaque mot résonne comme une surprise, Terrenoire n’erre pas sans but, au contraire. Le duo parle deuil, racines, sexe, tout en instillant un évident liant entre les titres et leurs héro•ïnes, avec en ligne de mire ce magnifique hommage au père, permanent, inscrit dans l’âme et la chair des artistes et de cet album écrit pour le repère disparu. Repère : second mot clé dans l’univers du duo stéphanois, puisque ces six lettres traversent ces Forces contraires mais ô combien cousines et dotées d’un espèce de magnétisme.

Parlons Eurovision. Terrenoire serait un choix osé. Audacieux. Risqué. Un pari, probablement assez fou, pour conquérir le grand public européen. Une mission sans aucun doute difficile pour des artistes dont une grande partie de la force repose sur la puissance et l’impact de textes qui nécessitent à mon sens d’être attentivement écoutés pour en saisir l’essence. L’émotion n’est toutefois pas qu’une question de compréhension des mots, au contraire, sinon jamais une Barbara Pravi ou un Gjon’s Teras ne seraient parvenu•es à conquérir le coeur des europén•nes. Nul besoin de saisir le texte au mot près pour ressentir profondément les choses, pour être atteints et percutés par ce que vous transmet un artiste au prisme de sa sensibilité et de l’échange qu’il institue avec vous. Et Terrenoire, la scène, ça leur connaît, avec le souffle aussi atypique et énergique que celui qui traverse leur jeune oeuvre, que l’on se prend en plein dans la figure, incarnée au possible par ces frères unis, fous de talent et d’émotion, qui respirent et vivent la carte de leurs mots et de leurs sons Made in Terrenoire. Et peu importe qu’il soit question d’Eurovision ou pas au final : Raphaël et Théo méritent à mon sens toute la lumière qui est actuellement projetée sur eux. Et quelque chose me dit que ces deux-là n’ont pas fini de nous étonner et de nous séduire. Car la Vie, avant tout.

P.S. : je ne comptais évidemment pas vous lâcher sans un dernier moment avec notre duo, celui de la scène ouverte réalisée il y a quelques mois pour ARTE France.

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Eurovision France 2022 : pensez-vous que Terrenoire ferait de bons représentants français ?
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Crédits photographiques : Pierre-Emmanuel Testard