highs-lows-book-launch1Oserions-nous retourner le couteau dans la plaie ? Nos lecteurs français nous pardonneront : il s’agit de rire et de faire rire. Et puis, ici, à Bruxelles, nous avons l’habitude de rire de tout, tout le temps, même et y compris lorsque les circonstances sont graves. Or donc, le 10 mai dernier à minuit, il fallut bien se rendre à l’évidence : des trente-sept chansons ayant concouru à la cinquante-neuvième édition de l’Eurovision, il fallut que la seule interprétée en français terminât à la dernière place !

Ah, elles sont loin les années de gloire du français au Concours… Non, nous ne réécrirons pas de longues thèses sur l’absence de succès des pays francophones : nos lecteurs savent pourquoi. Nous nous contenterons de rappeler les derniers feux de notre merveilleuse langue maternelle. 1977 : dernière victoire de la France. 1983 : dernière victoire du Luxembourg. 1986 : première et unique victoire de la Belgique ; seconde et dernière fois de l’histoire du Concours, avec 1962, où les trois premières places furent décrochées par des chansons en français. 1988 : seconde et dernière victoire de la Suisse ; dernière victoire d’une chanson en français. Depuis…

Ne sortons pas pour autant nos mouchoirs. Suivons plutôt les judicieuses recommandations de Maria et Mayte : Voilà, c’est une chance d’un cours de vacances. Notre livre d’histoire sur l’étagère nous offre une drôle de leçon : il nous rappelle qu’à de très nombreuses reprises, des concurrents ont espéré lancer leur carrière dans les pays francophones, en adaptant leur chanson dans la langue de Molière et de Nabilla. Le résultat final tint hélas plus souvent de la seconde que du premier, entre traductions TRÈS littérales et adaptations TRÈS libres. Alors, rions ensemble et tenons les paris : qui des télévisions publiques belge, française ou suisse brillera au tableau d’honneur, le 23 mai prochain ?

Aujourd’hui donc : cinq adaptations en français particulièrement hilarantes.

5. Daria Kinzer – C’Est La Fête

La vie d’un fan est émaillée de longs calvaires, infligés par certains télédiffuseurs, en guise de sélection nationale. L’édition 2011 de DORA compte parmi ceux-ci : trois mois interminables, avec la certitude de la victoire de Jacques Houdek. Sauf qu’à la dernière minute, Daria Kinzer l’emporta avec le très moyen Lahor, adapté en anglais en un improbable Break A Leg, enfin retraduit en Celebrate. À Düsseldorf, Daria fit des merveilles… en coulisses. Née en Allemagne, la chanteuse était en effet parfaitement bilingue, ce qui lui permit conquérir les médias locaux. Sa prestation laissa cependant bien des bouches bées, Daria changeant trois fois de robe en trois minutes et laissant la vague impression d’un numéro de « Barbie concourt à l’Eurovision ». Ni le public, ni les jurys ne furent convaincus et Daria se fit congédier en demi-finale. La belle blonde ne s’en laissa pas conter et enregistra trois versions supplémentaires de sa chanson, la première en allemand (Diese Nacht), la deuxième en russe Lunnij Svjet) et la troisième… en français ! Pourquoi ? Comment ? Mystère ! Le résultat est une traduction trop littérale pour son bien : Silence, minuit, trop calme, ici…

4. Seyyal Taner & Lokomotif – Une Mélodie

Seyyal Taner avait déjà tenté sa chance à la sélection nationale turque en 1986, avec la chanson Dünya. Elle avait alors terminé deuxième. L’année suivante, elle s’adjoignit le soutien du groupe Lokomotif et triompha avec Şarkim Sevgi Üstüne (Ma chanson parle d’amour). Mais, le 9 mai 1987, à Bruxelles, sa prestation sur la scène du Heysel laissa l’Europe entière, perplexe. À commencer par les jurys nationaux, si frileux et qui se jetèrent dans les bras d’un ancien vainqueur irlandais, tout de blanc vêtu et chantant une balade avec des trémolos dans la voix (qui a dit que les jurys étaient prévisibles ?)… Seyyal, engoncée dans un tutu, livrée aux lanières de cuir, et ses comparses, qui s’étaient apparemment disputés avec leur coiffeur avant d’entrer sur scène, gesticulèrent durant trois minutes, comme emportés par la danse de Saint-Guy. Ils prouvèrent au passage que tous les blancs ne se valent pas et qu’il vaut mieux en la circonstance faire confiance à Dash : ils terminèrent à la dernière place, avec un affreux nul point, le second pour la Turquie. Le choc fut rude pour la pauvre Seyyal, qui mit trois bonnes années pour s’en remettre. Heureusement, sa carrière reprit des couleurs au début des années 90. Elle nous lègue pour l’éternité une adaptation française assez décousue, à mi-chemin entre parabole biblique et chanson hippie. Où que tu vives, où que tu sois, fils de mendiant ou fils de roi…

3. Monica Aspelund – Laponie

Rarement plus qu’en 1977, les Finlandais crurent en leur chance de victoire. Leur représentante, Monica Aspelund, avait déjà participé à la sélection nationale finlandaise en 1975 (avec Fasten Seatbells) et 1976 (avec Joiku), avant de la remporter haut la main cette année-là, avec Lapponia, une chanson atypique dépeignant la Laponie aux travers de sa mythologie. Le soir du samedi 7 mai 1977, la télévision publique finlandaise enregistra un record historique d’audience. Sur la scène de Wembley, Monica, soutenue par Elton John au piano (à moins que ce ne fut-ce son frère ?), livra la prestation de sa vie. Son hurlement climatique entra dans la légende et pendant un instant, un tout petit instant, il fut possible de croire en une victoire, le premier jury, le jury irlandais, lui accordant en effet la note maximale. Hélas, la suite de la procédure tourna rapidement à un duel entre la France et le Royaume-Uni, consacrant la victoire de la première. Cruelle déception qui n’empêcha pas Monica d’enregistrer sa chanson en cinq langues différentes. Bien sûr, en anglais, en suédois et en allemand. Mais aussi deux très improbables versions : en néerlandais, où elle nous offre quelques conseils d’isolation pour nos plafonds et nos planchers ; et en français, où elle fait rimer « yeux bleus gris » avec « cheveux couleur whisky » :

2. Doris Dragovic – Vive La Douleur

De Doris Dragovic, chacun se souvient surtout de sa prestation historique pour la Croatie, en 1999, à Jérusalem, où elle termina quatrième. Historique, certes parce qu’il s’agit-là de la meilleure place jamais obtenue au Concours par le pays, mais surtout parce que Marija Magdalena demeure la seule chanson de l’histoire de l’Eurovision… à avoir été sanctionnée a posteriori, pour violation du règlement. En effet, sa bande-son comportait des chœurs masculins préenregistrés. La délégation norvégienne porta plainte et la Croatie vit son score final réduit d’un tiers. Car, au point « e » de l’article 1.2.2. « Interprétations et artistes », il est gravé dans le marbre que « Les artistes doivent interpréter leur chanson sur scène et en direct, accompagnés d’une bande-son enregistrée qui ne doit comporter ni voix ni imitation vocale d’aucune sorte. » Doris aurait dû s’en souvenir, elle qui avait déjà participé au Concours en 1986. Elle avait remporté la sélection nationale yougoslave Jugovizija et représenté la république communiste à Bergen, en Norvège, avec Željo Moja (Mon désir). Doris s’était fendue dans la foulée d’une adaptation en anglais et en allemand. Mais c’est sur la version française qu’elle avait tout misé, la dotant d’un clip à l’esthétique « oh so eighties ». Hélas, le titre (Vive La Douleur) et le non sens tragi-comique des paroles (Car ça, c’est durable, c’est du solide, ça se garde sans coffre-fort) durent autant la desservir que ses chœurs de 1999…

1. Cliff Richard – Ah Quelle Histoire

Jamais victoire fut annoncée comme aussi certaine. En 1968, alors qu’il était déjà une immense star internationale, avec son groupe The Shadows, Cliff Richard est retenu par la BBC pour la représenter à la treizième édition du Concours. Le choix de la chanson de Cliff fut déléguée aux téléspectateurs qui par courrier, votèrent massivement pour Congratulations. Le samedi 6 avril 1968, l’Eurovision vécut deux évolutions majeures : primo, ce fut sa première édition en couleurs ; secundo, ce fut la toute première fois que l’on entendit des fans hystériques hurler de joie à l’arrivée sur scène d’un artiste. C’était là les groupies de Cliff qui exprimaient leurs encouragements à leur idole. La suite appartient à la légende du Concours. Écrasé par l’angoisse, Cliff alla se réfugier dans les toilettes du Royal Albert Hall, dès la fin de sa prestation. C’est là que son manager vint lui apprendre… sa défaite ! À la surprise générale et à la consternation des groupies, les deux derniers jurys renversèrent le vote et pour un tout petit minuscule point, attribuèrent la victoire à 126 « la ». Le lendemain, la presse anglaise éructa l’Espagne toute entière et Cliff Richard vendit deux millions d’exemplaires de Congratulations, une consolation en soi. Encouragé par cet immense succès, Cliff enregistra des adaptations en allemand, en espagnol, en italien et bien sûr en français. Il décroche sans hésitation la première place de ce classement pour cette adaptation tellement libre qu’elle n’a plus aucun rapport avec le texte original. Le résultat est tellement embarrassant, que l’on se prend à regretter d’être francophone et de le comprendre…

« L’Eurovision !? Depuis qu’y’chantent p’us dans leur langue, moi, j’ai arrêté de regarder ! » Madame Michu, décidément, qui l’ignore depuis vingt ans, mais qui se permet de le critiquer malgré tout, alors que le Concours a opéré sa révolution copernicienne…

Nous avions vu dans le quatrième épisode de cette chronique (« Cinq autres artistes par qui le scandale arriva ») que la question de l’emploi des langues à l’Eurovision était un débat brûlant, ouvert par la Suède en 1965. La controverse n’a jamais été tranchée depuis. Mais il est intéressant de se pencher sur l’attitude des télédiffuseurs participants. Nous en avions touché un mot, la semaine dernière : l’Eurovision s’aborde différemment, selon que l’on soit un fan, une télévision nationale ou une instance de l’Union Européenne de Radio-télévision.

Les premiers envisagent les choses sous l’aspect « de la chanson », comme sur ce site : la qualité musicale, l’originalité des chansons, le talent artistique, la subtilité des textes, la nouveauté des compositions, en une quête perpétuelle de la meilleure chanson.

L’UER se concentre bien sûr sur l’aspect « Eurovision » : l’organisation, le financement, les préparations, le règlement, la diffusion, la qualité du spectacle, la coordination, l’union, la coopération et l’entraide entre ses membres.

Et l’aspect « Concours » me direz-vous ? Eh bien, c’est là qu’interviennent les diffuseurs participants, qui, si l’on y réfléchit bien, ont la haute main sur l’Eurovision. Ce sont eux qui ont progressivement transformé le Concours en une compétition acharnée pour la victoire, où à peu près tous les coups sont permis. Nous en revenons à nouveau à Graham Norton et son « They are desperate to win! » Nous voyons à quel point certains pays courent désespérément après une victoire : les Pays-Bas, Malte, la Hongrie, l’Arménie ou encore la Roumanie, pour ne citer qu’eux. Alors, peu importe la langue, pourvu qu’au bout du vote, il y ait la médaille du Grand Prix…

Superbonus

Que celui qui n’a jamais commis de solécisme jette la première pierre ! Et non, il n’y eut pas que des adaptations calamiteuses et d’abominables trahisons de la syntaxe de notre langue bien-aimée. Certains traducteurs s’en tirèrent avec honneur, voire avec panache, et parvinrent à rendre en français tout l’esprit et le sel du morceau original. Vous en trouverez confirmation avec les adaptations en français des cinq chansons gagnantes suivantes. Et vous constaterez qu’au fond, cette rubrique aurait très bien pu se dénommer « Les livres d’histoire et la vie (Racontent la même comédie) »…

Teddy Scholten – Un P’tit Peu

Lenny Kuhr – Le Troubadour

ABBA – Waterloo

Gali Atari & Milk And Honey – Alléluia

Nicole – La Paix Sur Terre