highs-lows-book-launch1Il était vingt-et-une heures et quatre minutes, le jeudi 24 mai 1956, lorsque la chanteuse néerlandaise Jetty Paerl monta sur la scène du Teatro Kursaal, à Lugano, en Suisse, pour interpréter sa chanson, De Vogels van Holland. De vogels van Holland zijn zo muzikaal (Les oiseaux de Hollande sont si mélodieux)… Une petite strophe qui allait marquer l’histoire de la musique, puisqu’il s’agit de la toute première jamais chantée au Concours Eurovision de la chanson. Par la suite, les oiseaux refirent quelques apparitions notables, pour le Royaume-Uni en 1959, pour la France en 1977 et à nouveau pour les Pays-Bas en 2013.

Mais De Vogels van Holland et ses comparaisons aviaires avec la Chine et le Japon, inaugurèrent un autre carrousel, que nous avons maintes fois évoqué et qui nous passionnent ici, à Bruxelles : celui de l’emploi des langues au Concours. Le néerlandais devint ainsi, grâce aux hasards du tirage au sort, la toute première langue entendue à l’Eurovision. Depuis, elles ont été cinquante-six à se succéder, des plus courantes aux plus exotiques (Aaah, Séverine Ferrer et sa délicieuse pratique du tahitien…), des plus vernaculaires aux plus folkloriques (Raah, ces maudites babouchkas et leur oudmourte natal…).

La palme linguistique revient pour l’éternité à la Belgique, notre royaume bien-aimé, qui reconnaît trois langues officielles et possède en la matière, l’une des législations les plus complexes et les plus absurdes au monde, mais qui fit triompher en 2003, son légendaire surréalisme en recourant pour la première fois… à un langage imaginaire. Oui, en soixante ans, les spectateurs du Concours auront entendu bien des idiomes… mais certains, fort peu, à bien y réfléchir ! Reprenons notre bon vieux livre d’histoire sur l’étagère et revivons les riches heures linguistiques de l’Eurovision, véritable tour de Babel télévisuelle (et il fallait s’appeler Désirée Nosbusch pour l’affronter sereinement).

Aujourd’hui donc : cinq langues trop rarement entendues au Concours.

5. Le luxembourgeois

Le Grand-Duché occupe une place d’honneur parmi les pays ayant participé au Concours : membre fondateur, titulaire de cinq victoires, organisateur à quatre reprises et découvreur de certains des plus grands talents de le musique populaire du XXe siècle (citons Nana Mouskouri, Hugues Aufray, Michèle Torr, Vicky Leandros, Anne-Marie David, Jeane Manson et bien sûr Lara Fabian)… Hélas, relégué en 1994, le Luxembourg tira sa révérence et ne revint jamais, brisant le cœur de milliers de fans et les laissant inconsolables jusqu’à ce jour. Durant les trente-sept années de sa participation, le pays recourut trente-cinq fois au français, une seule fois au multilinguisme et deux fois au luxembourgeois, sa première langue officielle. Ce furent les deux seuls occurrences eurovisionesques de ce langage germanique, proche parent de l’allemand et du néerlandais, parlé par près de 400.000 locuteurs sur cette Terre. Ce ne fut guère pour le meilleur… En 1960, Camillo Felgen termina à la dernière place avec So laang we’s du do bast (Tant que tu es là) et en 1992, Marion Welter, à la vingt-et-unième place avec Sou fräi (Si libre).

4. L’arabe

Des pays d’Afrique, seuls quatre sont membres actifs de l’UER et donc, susceptibles de participer à l’Eurovision : l’Algérie, l’Égypte, la Tunisie et le Maroc. Les deux premiers n’ont jamais manifesté le moindre intérêt pour le Concours. Le troisième demeure célèbre pour sa non participation en 1977. Il s’était effectivement inscrit pour ses débuts, puis se retirera au dernier moment, sans fournir le moindre début d’explication et sans jamais plus manifester la moindre velléité de retour. Seul le quatrième tenta sa chance, en 1980, devenant ainsi le premier et unique pays d’Afrique à avoir concouru. La chanteuse Samira Bensaïd, adressa au monde un message d’amour et de paix : Bitaqat Hob (Message d’amour, justement). Ce fut la toute première fois que l’on entendit chanter de l’arabe à l’Eurovision. Le résultat fut cruellement décevant : Samira échoua à l’avant-dernière place et la télévision publique marocaine se retira pour toujours. Depuis et malgré son statut international, l’arabe n’est plus apparu qu’à une seule autre reprise, la seconde, la dernière à ce jour. En 2009, les chanteuses israéliennes Noa et Mira Awad concoururent avec un duo trilingue, mêlant l’anglais, l’hébreu et l’arabe, There Must Be Another Way, qui termina à la seizième place.

3. Le géorgien

Pour les amateurs de linguistique, le Caucase est un véritable petit paradis, puisque s’y côtoient et s’y enchevêtrent pas moins de trois familles distinctes de langues : indo-européennes (arménien, kurde, ossète, russe,…), altaïques (turc, azéri, turkmène,…) et caucasiennes, spécifiques à la région (abkhaze, ingouche, tchétchène…). Parmi ces dernières, le géorgien, du sous-groupe des langues caucasiennes du Sud, dites kartvéliennes, lointaines descendantes du sumérien. Attesté depuis le IVe siècle de notre ère, le géorgien fut l’objet de tentatives d’éradication durant la période soviétique, avant de devenir langue officielle de la Géorgie, dès son indépendance en 1991. Il est désormais parlé par près de 4,5 millions de personnes à travers le monde, mais en sept ans de participation de sa patrie, n’a fait qu’une brève apparition sur la scène du Concours. Ah, la sélection nationale géorgienne de 2012, un souvenir impérissable ! Un dimanche après-midi de février passé devant l’une des pires productions de l’histoire de la télévision contemporaine, doublée d’un carambolage musical. Le résultat fut à la hauteur du spectacle : une horreur, encore dénommée à l’époque I’m A Jocker. Après une sérieuse refonte et quelques corrections orthographiques, la chanson parvint à faire illusion, portée par un clip acceptable et surtout par une nouvelle introduction en géorgien. Le 24 mai 2012, son interprète, Anri Jokhadze entra dans la légende du Concours : il devint le premier chanteur mâle à représenter son pays, le tout premier artiste à chanter en géorgien et… le premier représentant géorgien à ne pas se qualifier pour la finale !

2. Le gaélique

Lorsque Jules César se mit en tête d’égaler Pompée et Crassus et pour ce faire, de conquérir les Gaules, il ne pouvait songer aux conséquences linguistiques de son geste. L’arrivée des Romains dans nos contrées y fit s’implanter durablement le latin et provoqua le recul du gaulois. Deux millénaires plus tard, vae victis : les langues romanes et germaniques triomphent, les langues celtiques déchantent. Ainsi, en soixante ans, le Royaume-Uni n’a jamais envoyé au Concours la moindre chanson en gallois ou en écossais et la France n’a commis qu’une seule exception, en 1996, avec le breton, pour un résultat passable. Mais la pierre est à jeter à l’Irlande dont le gaélique irlandais est la première langue officielle et qui en trente-deux de participation n’y a recouru qu’à une seule reprise, en 1972. Sandie Jones remporta alors haut la main, la finale nationale irlandaise, avec Ceol An Ghrá (La Musique de L’Amour). La chanson bénéficia d’une adaptation en anglais (justement titrée Music Of Love), mais ce fut avec la version originale que Sandie concourut à Édimbourg, le 25 mars 1972. Sa prestation fut honnête, sans pour autant pouvoir rivaliser avec celle de Vicky Leandros. Depuis, le gaélique s’est régulièrement invité aux sélections irlandaises, comme en 1982, en 1998 ou dernièrement en 2013, se contentant cependant de faire de la figuration.

1. Le samogitien

Il est une région peu connue de l’ouest de la Lituanie, comprise entre le golfe de Riga et le fleuve Niémen : la Samogitie. S’y est développée une variante dialectale du lituanien : le samogitien. Tous deux appartiennent à la famille des langues baltes et cousinent avec le letton. Leurs origines demeurent un mystère : l’hypothèse la plus courante pose une communauté séculaire avec les langues slaves, avant une séparation, à la fin de l’Antiquité. Le temps et l’Histoire ayant fait leur œuvre, lituanien et letton ont seuls survécus à leurs autres parents que sont le vieux-prussien ou le curonien. Quant au samogitien, les linguistiques ne peuvent en dire long, les premiers écrits en cette langue datant du XIXe siècle. Les fans du Concours seraient restés dans l’ignorance des subtilités byzantines des langues lituaniennes, si en 1999, la toute première sélection nationale du pays n’avait été remportée par une chanson en samogitien justement ! Aistė Smilgevičiūtė triompha avec Strazdas (La Grive Musicienne), curieux morceau où une grive se plaint d’avoir les pieds gelés. L’on ricana alors, mais le 29 mai 1999, à Jérusalem, Aistė ouvrit la soirée et offrit au monde, trois minutes de pure magie. Hélas, les spectateurs ne furent pas de cet avis et le télévote relégua Strazdas à la vingtième place, plus qu’un crime, une faute ! Depuis, l’on attend en vain un retour du samogitien…

« J’en peux p’us moi, de l’Eurovision. De l’inglish, toujours de l’inglish ! C’est devenu l’Inglishvision de la chanson ! Et p’is, moi, j’y comprends rien à l’inglish ! » Allons, chère Madame Michu, concluons-là nos chapitres de linguistique appliquée à l’Eurovision. Nous avons déjà fait le tour de la question. L’obligation de chanter dans une de ses langues nationales a suscité en son temps trop de frustrations et fait trop de mécontents, que pour être restaurée. La liberté laissée aux diffuseurs participants demeure la meilleure solution possible et nous a déjà offert d’inoubliables moments : la Bosnie-Herzégovine chantant en français, Chypre lui emboîtant le pas, la Roumanie les imitant, la Suède s’y mettant à son tour et la Lituanie les rejoignant pour le bouquet final. Terminons sur un dernier record, celui du plus grand nombre de langues différentes employées dans une seule chanson participante : douze ! L’allemand, l’anglais, l’espagnol, le finnois, le français, l’hébreu, l’Italien, le néerlandais, le norvégien, le serbo-croate et le suédois ! Il s’agit de It’s Just A Game, chanson ayant représenté la Norvège en 1973 et ayant terminé à la septième place.

Bonus

C’est l’heure de la devinette du jour : quel est le seul pays européen, membre actif de l’UER, à n’avoir jamais participé au Concours, bien qu’il ait adhéré à l’Union dès sa fondation, en 1950 ? Un indice : In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti… Bon sang, mais c’est bien sûr : la Cité du Vatican et son célébrissime télédiffuseur public, Radio Vatican ! Aucune déclaration officielle n’a jamais été publiée par les autorités pontificales à l’endroit du Concours, mais l’on se doute que Sa Sainteté priserait peu de voir ses représentants officiels se colleter avec des Svetlana Loboda ou des Cleo et c°. Par conséquent, nous avons été privés d’entendre en Eurovision, la première langue officielle du Vatican, la langue des langues, la mère de notre bon vieux français, le latin ! Cette sublime langue morte (mais pas encore enterrée) attend toujours de faire ses débuts. Pour l’heure, elle ne sera que brièvement apparue sur un bandeau, en tant que titre. Mais quel titre et quelle chanson : Suus de Rona Nishliu. Les latinistes distingués auraient-ils pu rêver mieux, en attendant le grand jour ?