La victoire de Barbara Pravi, samedi dernier, à Eurovision France, c’est vous qui décidez, a suscité de très nombreux commentaires. Nous en avons compilé certains, des plus sérieux et officiels aux plus drôles et stupéfiants. Chacun en France et dans l’Euromonde (ou presque) s’est forgé une opinion personnelle sur Voilà et son interprète. Réjouissons-nous de cet aspect-là : l’Eurovision et la sélection française font parler d’eux. Le pire eut été encore que le couronnement de Barbara Pravi ait été accueilli dans une indifférence généralisée.

Vous l’avez constaté par vous-même : le spectre entier des avis a été émis, des plus dithyrambiques aux plus pourfendeurs. Quant à moi, j’ai été frappé par la controverse, toujours en cours, qui a divisé les observateurs : Voilà est-elle une chanson « pour l’Eurovision » ? Certains en sont convaincus. D’autres soutiennent mordicus le contraire. Cela m’a interrogé à nouveau sur cette notion curieuse de « chanson pour l’Eurovision ». Les Eurofans y recourent peu souvent, mais les lambda la brandissent avec fougue à chaque occasion.

À mes yeux, il n’existait a priori pas de « chanson pour l’Eurovision », ni de « chanson pas pour l’Eurovision » et encore moins de « chanson trop bien pour l’Eurovision ». Toute chanson, quel que soit son genre musical, ses auteurs ou son inspiration, me semble être digne de participer à l’Eurovision. Le Concours a cela de remarquable qu’il demeure très ouvert et qu’une fois son règlement accepté, il admet toute proposition sans a priori. Cela demeure chaque année patent lors de ses deux demi-finales et de sa grande finale : la diversité est au rendez-vous et les quarante propositions sont autant de facettes du prisme musical contemporain.

En tant qu’Eurofans, vous le savez : certains auteurs, persuadés qu’existe une formule de « chanson pour l’Eurovision », ont créé avec le temps des trames toutes faites, avec un talent et un succès variables. Trames, qui répétées au fil des années et des éditions, avec des variations plus ou moins subtiles, se sont transformées en formules prosaïques. Nous les regroupons sous le vocable commode de « déjà entendu », à raison. Elles témoignent d’une conviction renouvelée en des chansons spécifiquement taillées pour le Concours. Or, ces dernières éditions nous ont démontré à quel point cette approche était caduque.

Ce débat, passionnant, s’avive plus encore lorsque l’on aborde la question cruciale de la « chanson gagnante ». Nous l’avons tous ressenti, en tant qu’experts de l’Eurovision : à première écoute, certaines chansons sont tellement mémorables et irrésistibles que nous leur promettons la victoire. « Dès que j’ai entendu cette chanson, j’ai su que c’était elle, qu’elle gagnerait. » Combien de fois avons-nous pensé cela ? Combien de fois l’avons-nous entendu prononcer, parfois de la bouche-même de chefs de délégation ? À des milliers de reprise… chaque année.

Les arguments relèvent majoritairement de l’irrationnel, du subjectif : « je le sens, là, au plus profond de mes tripes et de mon âme que cette chanson l’emportera » ou « cela ne gagnera jamais, je l’ai su dès la première note de l’extrait de mauvaise qualité posté par l’artiste sur sa story Instagram ». Certains commentateurs poussent leur analyse plus loin et font appel à des éléments censés être plus objectifs : « une émotion se dégage », « impossible de ne pas verser une larme » ou « c’est fou, c’est déjanté, c’est inédit », « cela met en joie et donne envie de danser ».

Pour ma part, je suis de l’avis de Juliette Moraine. Interrogée sur l’existence d’une recette musicale pour remporter l’Eurovision, la chanteuse a eu l’intelligence de répondre par la négative et de mettre en avant un élément important, plus pertinent : la sincérité. De fait, la majorité des chansons gagnantes de l’Eurovision témoignent d’une sincérité profonde de leurs auteurs et interprètes. Mais pas toutes. De même, leur examen porte à constater qu’aucune règle, même générale, n’en permet une taxonomie scientifique.

Existeraient-ils malgré des points de convergence ? Bien sûr, évidemment. Une chanson gagnante se doit, en trois minutes, de toucher un maximum de personnes, de marquer les esprits et de se démarquer des autres. Elle doit ressortir du lot et s’imposer jusqu’à l’évidence. Cela est à la fois précis et flou, car pour y parvenir, tous les chemins musicaux demeurent empruntables, du barnum télévisuel à la simplicité totale, de l’émotion larmoyante à la joie débordante, par-delà les langues, les cultures et les histoires personnelles.

Notez qu’il s’agit de plaire au plus grand nombre et non pas à tous. Un panel de 200 millions d’êtres humains, répartis sur la toute surface du globe et votant depuis quarante pays différents, ne pourra jamais consacrer une chanson à l’unanimité complète. Mais touchez, émouvez, faites rire ou rêver, convainquez la majorité d’entre eux et le Micro de Cristal sera à vous. Acceptez-le par avance : il y aura toujours des personnes pour abhorrer même les chansons gagnantes les plus mythiques et les plus populaires du Concours.

Tout ceci a déjà été dit, redit et répertorié. Cependant, cette semaine, en y réfléchissant à nouveau, en compilant les commentaires fumés et fumeux sur Voilà, en en discutant avec mes amis, puis en me replongeant dans mes compilations personnelles, un autre élément m’est apparu. Un élément tout aussi évident et logique, que j’avais déjà évoqué en plaisantant, notamment avec mon mari, mais dont la véracité m’a frappé soudain : le postulat de « chanson pour l’Eurovision » ne serait pas si stupide. Nouvelle perspective : une « chanson pour l’Eurovision » serait en fait une « chanson pour la vie ».

Souvent quand j’éprouve un coup de foudre musical pour une chanson en lice, je la signale à mon mari en ces termes : « Celle-là, tu vas l’entendre pendant encore cinquante ans. Au moins. » Je lui signifie par là mon intention de réécouter cette chanson à de nombreuses reprises, pendant encore longtemps, peut-être même toute ma vie. Et au fond, si c’était là un élément fondamental ? Une « chanson pour l’Eurovision » se définirait alors comme une chanson susceptible d’accompagner ses auditeurs à travers leur existence entière. Elle formerait la bande-son de leurs années sur Terre, scandant leurs moments heureux et moins heureux de leur quotidien, leur offrant un point de référence mémoriel.

Une nouvelle piste de réflexion s’offre donc à moi, quant à l’avenir, j’analyserai pour ce site le potentiel des chansons en lice pour le Micro de Cristal. Sont-elles susceptibles de m’accompagner jusqu’au crépuscule de mon existence ? En serait-il de même avec des mères et des pères de famille, des célibataires, des adolescents, des personnes âgées, des hétéros, des homos, des professionnels de la musique, des lambda, des Moldaves, des Azerbaïdjanais, des Australiens, des Lituaniens ? Cela me sera un fil précieux.

Et Voilà ? Qu’en penser en l’examinant à travers ce filtre ? S’agit-il d’une chanson pour un soir, pour un Eurovision ou pour la vie ? À vous de juger… Quant à moi, je la rangerais dans ces chansons pour la vie, celles qui formeront la trame musicale existentielle de milliers et de milliers personnes qui se souviendront à jamais de son passage sur la scène de l’Eurovision.