Notre poisson d’avril sur Philipp Kirkorov et la sélection moldave vous aura fait rire. Il trouve son inspiration dans une constatation moins rieuse : le chanteur et producteur russe a phagocyté la représentation moldave. La TRM reste aux abonnés absents et Natalia Gordienko est réduite à une simple figuration muette. Vous l’avez deviné comme nous : le diffuseur manque de moyens, la chanteuse pense à sa carrière et Philipp Kirkorov saisit là l’occasion d’occuper le devant de la scène, son passe-temps favori.

Par delà les rires jaunes, les sarcasmes et les plaisanteries poissonnières, ce sont pourtant des réalités plus âpres qui se mettent en scène et dont nous discuterons ici. Vous le savez (et il conviendrait de le rappeler à ses contempteurs) : l’Eurovision relève du service public, puisqu’organisé par une union de radios et de télévisions publiques. La principale mission de ces diffuseurs publics est d’offrir à leurs publics nationaux, une information gratuite, neutre, objective et de qualité, de sorte à ce qu’ils en deviennent des citoyens éclairés.

Parmi leurs autres missions : promouvoir la culture, le patrimoine, l’histoire, l’éducation, la science et toutes les richesses nationales dans le plus de domaines possibles. Mais aussi produire des divertissements de qualité, promouvoir les artistes nationaux et stimuler la production artistique dans tous les domaines. L’Eurovision se rattache plus particulièrement à cette dernière obligation. Des objectifs nobles et élevés qui se heurtent hélas à deux obstacles récurrents.

Le premier est caricaturé dans notre plaisanterie de ce jeudi : certains diffuseurs sont impécunieux. Parce que leur budget est trop restreint, parce que leur contrat de gestion limite leurs possibilités financières, parce que leur gouvernement ne dispose pas de ressources suffisantes à leur allouer. Le cas de la TRM est flagrant : la Moldavie est le pays le plus pauvre d’Europe, son économie est en déroute et sa population s’exile en grand nombre. Le diffuseur public moldave ne se voit octroyer que des moyens réduits. À son honneur : il participe fidèlement à l’Eurovision. Mais l’on sent que cette année, la charge financière est trop lourde à porter.

La TRM n’est pas la seule confrontée à des difficultés budgétaires. De longue date, les télévisions grecque, ukrainienne ou encore monténégrine sont à la peine. Ce qui porte atteinte à leur mission de service public. Ces diffuseurs sont contraints de se retirer du Concours et se voient dans l’incapacité de promouvoir les artistes nationaux et d’offrir des divertissements de qualité. Les plus déterminés se tournent alors vers des partenariats public-privé et délèguent presque entièrement leur participation à l’Eurovision, par exemple à des maisons de disques ou des télévisions privées. C’est la piste choisie notamment par l’UA:PBC, l’ERT et KAN.

Lorsque les contrats signés sont clairement exposés et détaillés, la situation demeure relativement honnête et acceptable. Nous sommes même en position de nous réjouir que des partenaires privés placent l’intérêt national si haut. Bien qu’évidemment, ils en retirent des bénéfices substantiels. A contrario, le flou et le silence qu’entretiennent certains diffuseurs sur ces partenariats, interpellent. La télévision publique saint-marinaise est la première visée. À quel contrat recourt-elle ? Qui finance ses participations ? Comment sont partagés les frais et les bénéfices ? Ainsi concrètement : qui rétribuera Flo Rida pour ses contributions 2021 ? SMRTV ? Vraiment ?

De même pour la TRM : que paie Philipp Kirkorov ? Que paie le diffuseur ? Comment sont redistribués les revenus générés par la publicité et les droits dérivés ? Des questions qui me semblent légitimes et dont l’obscurité des réponses jette une ombre sur la notion de service public. Or les citoyens moldaves et saint-marinais seraient en droit d’être informés sur ces questions. Pareille situation dans nos contrées francophones seraient difficilement admissibles. Il devrait en être de même pour ces pays en difficulté.

L’autre obstacle prête nettement moins à la plaisanterie et nous a fourni bien des exemples dramatiques ces dernières années et cette Saison : certains diffuseurs publics sont privés de toute indépendance rédactionnelle et réduits au statut de simples échos de leurs gouvernements respectifs. Partant, ils ne dispensent plus à leurs auditeurs et téléspectateurs une information neutre, mais une propagande gouvernementale orientée. C’est désormais le cas avéré en Turquie, en Russie, en Hongrie ou encore en Pologne.

Les cadres et les employés de ces diffuseurs ont été purgés. Les lignes éditoriales ont été alignées sur les vues des exécutifs. Les programmes et les contenus sont passés au crible de comités de censure désignés par le parti au pouvoir. Aucune autre voix n’est tolérée. Les critiques sont bâillonnées, accusées d’être antipatriotiques, voire éliminées physiquement. Les citoyens ne disposent plus d’un accès à une information complète et impartiale. Ils sont dès lors privés de leur autonomie politique et civique et ne sont pas en mesure de voter en connaissance de cause, ni de prendre des décisions justes. La démocratie disparaît au profit de la démocrature, nouveau concept politique où droits, devoirs et libertés sont limités et orientés dans la direction voulue par le pouvoir en place.

L’impact sur l’Eurovision est important. Cette année, la télévision publique biélorusse a instrumentalisé sa participation pour diffuser un message politique pro-gouvernemental. Un échec piteux qui aura causé le plus grand tort au Concours. Dans des épisodes afférents, des parlementaires et politiques russes, lettons et nord-macédoniens ont donné de la voix à l’encontre des processus de sélections, remettant en cause leur organisation et leurs résultats. Ils ont conspué les artistes choisis et miné leur crédibilité.

Le curseur est poussé un cran plus loin encore lorsque gouvernements et diffuseurs inféodés diabolisent l’Eurovision et le présentent comme l’incarnation de tous les maux supposés de notre époque. Le retrait est alors décidé et ainsi, nous avons vu partir la Turquie et la Hongrie. Une perte pour le Concours, une souffrance pour les Eurofans, mais surtout, une privation imposée aux audiences nationales, principales victimes de ces décisions unilatérales. Vous aurez noté le caractère avant tout symbolique, à portée politique, de ces retraits, puisque la TRT et la MTVA demeurent membres de l’UER et financent toujours l’Eurovision.

Voilà donc deux défis majeurs qu’auront à affronter l’UER et son concours-phare, dans la décennie à venir. Primo, comment s’assurer que les diffuseurs publics disposent de ressources suffisantes et d’origine identifiée pour financer leur participation à l’Eurovision ? Secundo, comment sanctionner efficacement et proportionnellement les diffuseurs-membres qui portent atteinte à la réputation et à la bonne marche du Concours ? Souhaitons que les responsables de l’Union et les membres de ses Groupes de Référence s’emparent de ces questions et y répondent au plus tôt et au mieux, pour que perdure l’esprit du service public.