Samedi 5 mars 21h10. En direct des studios de la Plaine Saint-Denis (mais point dans les coulisses), Kris et Rémi étaient sagement (enfin …) installés sur le plateau 128, entendant retentir les premières notes du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier. Pendant ce temps, Audrey, Juliette et Pascal C. étaient prêt·es à vous faire vivre un live tweet exceptionnel, tandis que partout à travers la France et la péninsule ibérique, le reste de la rédaction était assis sur son canapé, le regard imperturbable et fixé sur l’écran, allumé sur France 2. Ainsi démarra l’une des finales les plus attendues de la saison, si ce n’est LA coté tricolore : Eurovision France, c’est vous qui décidez.

Dire que l’excitation et l’impatience étaient à leur comble relève du doux euphémisme, qui plus est depuis la deuxième place de Barbara Pravi à Rotterdam et l’accueil de l’Eurovision Junior à Paris en décembre dernier. Avant de se projeter toutefois sur l’étape turinoise, place déjà à une sélection nationale riche de 12 artistes prêt·es à s’affronter dans l’arène sous le regard d’un impitoyable jury et d’un public qui l’était au moins tout autant.

Une soirée ponctuée, comme beaucoup d’autres sélections et médias actuellement, par de nombreuses hommages à l’Ukraine, qui se sont ici traduits par une chorégraphie et un défilé inauguraux sur le bouleversant Pray For Ukraine de Zlata Ognevitch (publié en 2014), ainsi qu’une reprise d’Imagine de John Lennon par les douze candidat·es, le tout traversé d’un message de Jamala à l’attention de la France. Un hommage plus que bienvenu en ces temps où nos ami·es ukrainien·nes subissent la tragédie dans leur territoire, et envers qui la rédaction renouvelle toutes ses pensées et son soutien. .

Place à présent aux douze prestations qu’un petit million et demi de téléspectateur·rices et dix professionnel·les ont été emmené·es à juger, ce dans un ordre de passage déterminé par le seul et unique sort qui, vous l’avez vu ou pas, s’est avéré intraitable pour beaucoup.

1- Soa – Seule

Cruel tirage pour les grands favoris initiaux de la sélection, que le sort a placé en ouverture de la finale. Entouré de quatre danseurs, le duo a lancé la compétition avec le titre Seule, que nombre d’eurofans et de médias plaçaient en tête de leurs classements d’avant prime (parmi lesquels les lecteurs et la rédaction de l’EAQ). Si les qualités de la chanson ont été à juste titres reconnues par le jury, et si c’est une prestation énergique et volontaire que nous ont offert Ludysoa et Nathan, force est de constater que cela n’a pas complètement fonctionné. SOA nous a ainsi offert une performance certes de bonne, voire de très bonne facture, mais à laquelle il manquait la touche winner vibe, indispensable pour jouer la gagne. La faute à un live qui, s’il est s’est avéré d’une certaine efficacité et ne manquait certainement ni de vie ni d’incarnation sur scène, aurait gagné à bien plus de puissance par rapport au potentiel et à la force du titre. Là où le duo avait tapé pile dans le mille lors de la conférence de presse, nous laissant même rêver à un haut de tableau à Turin (ce qui ne faisait toutefois pas l’unanimité au sein de la rédac’). D’où est venu le problème ? Impossible de le symboliser autrement que par l’absence du fameux « je ne sais quoi » … Autre souci par ailleurs que le fraternel et fusionnel duo (atout majeur de leur projet) n’avait pas rencontré lors de la présentation officielle de sa candidature : de petits mais réels problèmes de placement de voix et de justesse dans le premier couplet qui ont pu pénaliser les deux jeunes artistes au moment du vote, notamment parmi les juré·es qui, malgré de beaux retour de leur part, n’ont classé le jeune duo qu’à l’avant-dernière place de leur classement, les privant ainsi de toute chance de victoire. La troisième place au final obtenue par SOA est toutefois logique et méritée, et rendez-vous est pris avec le frère et la soeur pour une suite qui s’annonce (et l’on souhaite) de folie !

2- Joan – Madame

Si Madame semblait enthousiasmer dans une moindre mesure les eurofans internationaux pour son aspect hommage appuyé à la chanson française et à ss standardse, c’était beaucoup moins le cas côté français, où le titre de Joan figurait dans bien des queues de classement (dont celle de la rédac’ ici même). Avec sa tenue vestimentaire et un seul en scène vaporeux (et surplombé de deux lustres bien bling bling), la jeune artiste a opté pour une forme de dépoussiérage et de « modernisation » de son titre tout en conservant l’aspect rétro qui est son indéfectible et inextinguible essence. Résultat ? Une belle prestation d’ensemble où, une nouvelle fois, Joan est parvenue à plutôt bien incarner son titre, pour un rendu plateau toutefois meilleur que le rendu caméra pourtant assez riche en plans resserrés adéquats. Il n’en restait pas moins une évidence rimant avec dissonance : de par son classicisme, la chanson de Joan apparaissait comme bien trop mature et adulte pour la jeunesse et la fraîcheur de son interprète. Et, surtout, Madame est restée Madame, à savoir un titre somme toute assez faible – si ce n’est le plus faible – de la sélection, sonnant bien plus comme un cliché vieillot et une caricature montmartroise que comme un bel hommage à l’âge d’or de la variété française. Avec le talent qui est le sien – et dont elle avait largement fait montre lors de sa participation à The Voice (cette splendide reprise de The Sound of Silence …) et dans les expériences qui ont suivi, Joan gagnerait à tabler sur des titres plus qualitatifs, et surtout davantage en phase avec ce qu’elle incarne à ce stade de sa carrière et de sa vie.

3- Saam – Il est où ?

Mais que le sort fut une nouvelle fois terrible – pour ne pas dire tragique – pour l’un des favoris ! Il a été d’autant plus cruel pour le craquant Saam, dont le sourire et l’optimisme communicatifs ont une nouvelle fois fait leurs preuves pendant le prime. Et surtout, terrible injustice de la voir sortir dès les qualifications alors même qu’une place au vote ultime n’aurait pas été volée, loin de là. Les six petits coups de coeur des sévères jurés (l’un des plus faibles totaux de la soirée) semblaient annoncer une couleur que j’avoue avoir du mal à saisir. Certes, la mise en scène aurait clairement gagné en mobilité et en mouvement, et surtout en joie et en danse, ce à quoi la chanson est un appel : c’est à mon sens là que le bât a blessé et qu’il y a eu un petit loupé. Pour autant, voir Saam quitter l’aventure Eurovision France aussi tôt me semble très cher payé, car c’est une très belle prestation que nous a offert le dentiste nordiste, empreinte de la sincérité et la générosité qui constituent autant son propre ADN que celui de son titre. Tenant d’une pop variété à la Claudio Capéo qui occupe une réelle place dans le coeur des français, Il est où ? avait de plus largement de quoi séduire le public, voire les européeen·nes, avec sa rythmique simple mais efficace, et son message ô combien nécessaire en ces temps troublés. Quoiqu’il en soit, fût-ce la faute du sort ou d’un « je ne sais quoi » qui faisait défaut à l’ensemble, c’est en dehors du top 6 final que Saam a vu son rêve d’Eurovision s’arrêter, mais également le début d’une belle aventure musicale se confirmer, car une suite, il ne peut qu’y avoir.

4- Elia – Téléphone

Petite déception également pour Elia, qui avait un coup à jouer en vue du vote ultime. La protégée de Booba, qui commence à se faire un petit nom sur la scène musicale depuis quelques temps déjà, nous proposait un tableau vaguement inspiré de celui de Malena Fox au Junior sur un Téléphone pas évident à défendre en live. Sur le plan visuel, pas de soucis majeurs : tant en plateau qu’en version télévisée, la prestation scénique a plutôt bien fonctionné, grâce à un tableau en parfaite cohérence avec l’esprit du titre et dans la continuité du clip. Le jury a de plus souligné les principales qualités de Téléphone, à savoir celles d’un bop très actuel, plutôt radio friendly et doté tant de sa petite efficacité que de son petit potentiel. C’est sans doute pile là que se trouve l’un des principaux écueils de la proposition : « petit » à défaut d’être majeur. Le titre manquait en effet de la force nécessaire et de l’indispensable facteur X pour pouvoir affronter en toute quiétude la redoutable concurrence d’un concours international tel que l’Eurovision. Ajouté à cela l’expression scénique timorée et timide de l’interprète (ce qui a été souligné à juste titre par Jenifer) au milieu d’une scéno qui exigeait une réelle énergie et un certain enthousiasme, les ingrédients n’étaient effectivement pas tout à fait réunis pour envisager de tutoyer les hauteurs du classement d’Eurovision France 2022, quand bien même une qualification pour le Top 6 n’aurait pas été foncièrement inenvisageable. Une chose est en tout cas certaine : avec la maîtrise vocale dont elle dispose et le potentiel artistique qui est le sien, il ne manque plus à Elia qu’à affirmer sa personnalité et son caractère sur scène pour s’offrir un bel envol sur la scène musicale française.

5- Marius – Les chansons d’amour

Premier coup de coeur de la soirée pour Marius, qui claque ici l’une – si ce n’est LA – prestation de cette première partie de soirée, d’ailleurs très injustement cassée par cette chère Yseult, qui lui a reproché assez sèchement et de manière inadéquate « une interprétation pas à la hauteur du titre » – la même Yseult sur laquelle je reviendrais ultérieurement dans le débrief (hashtag sortez couverts). L’artiste lyonnais, qui se produisait pour la première fois en direct à la télévision avec sa première chanson, nous a livré une prestation toute en sensibilité et en délicatesse sur une douce chanson d’amour co-signée par Igit, dont les beaux mots jaillis de sa plume partagée ont été très joliment incarnés par Marius. Oui, il y avait du trac, oui, il y avait deux ou trois faussetés. Mais l’essentiel de ce style de chansons était là, à savoir le coeur et l’incarnation, sincères et totaux. Coup d’essai, coup de maître, c’est avec brio que la mission a été relevée par le jeune interprète, splendide pierre brute qui ne demande qu’à être polie au gré de ses expériences musicales futures. Ce que le jury a semblé confirmé – n’en déplaise à certaines … – en lui offrant une très belle deuxième place de son classement. Si la victoire aurait été de trop, eu égard à la récenté du parcours de Marius et à son inexpérience de la scène, la tonalité de la chanson a également joué en sa défaveur. Malgré la beauté du bijou qu’elle est, Les chansons d’amour est une trop évidente voisine et cousine du style Pravi, qui a fait ses preuves l’année dernière, et elle y aurait été inévitablement comparée. Surtout qu’en termes de leçons eurovisionesques, la théorie du bis repetita est par définition une erreur (aujourd’hui éprouvée par Chypre depuis Fuego dans le style pop … mais pas encore par la France au Junior, dont la réussite reste à ce jour insolente). Le top 4 final remporté par l’artiste est en tout cas une belle marque de confiance et surtout le témoignage de très belles promesses pour la suite de son aventure, dont Eurovision France a marqué le début.

6- Hélène in Paris – Paris mon amour

Autant le dire tout de suite : je suis ici minoritaire quant à la passion littérale et dévorante que j’éprouve pour Hélène et sa proposition extrêmement décalée, pour ne pas dire hors temps et à rebours complet des tendances musicales du moment, davantage portées sur la pop vintage à la Clara Luciani que sur le kitsch chic so romantic. Tant au sein de la rédaction (exception faite de moi-même et deux trois autres) que de la communauté des eurofans français·es et internationaux·ales, la sauce Hélène n’a pas pris. Cela s’est confirmé samedi soir tant dans l’ambiance en plateau que dans les votes, et je suis le premier à la regretter. Car d’Hélène la femme libre aux mille et une vies, j’aime la douce folie, l’art de la joie de vivre, la fougue, l’audace, l’évaporation, la déconnexion, et le courage de se lancer dans une nouvelle aventure à l’âge de 66 ans, preuve qu’il n’est jamais trop tard – ce qui a d’ailleurs été souligné à très juste titre par le jury, et surtout un Cyril Féraud tombé autant en amour que moi. Autant vous dire que la lecture de certains commentaires agistes et insultants m’a quelque peu irrité…. À rebours assumé de la majorité, Paris, mon amour tel qu’incarné par Hélène a fait plus que jamais écho à mon amour des comédies musicales des années 50, des lumières de Broadway et du rétro chic, qu’Hélène incarne à merveille. De manière objective, qu’on apprécie ou pas l’univers de l’artiste, qu’on soit sensible ou pas à sa proposition – qui scrutait systématiquement le bottom 3 des classements -, il m’est difficilement envisageable de nier qu’elle porte très bien son concept, et qu’elle l’investit en toute cohérence avec ce qu’elle propose musicalement parlant. Si le vote ultime était sur le papier jouable grâce à sa grosse communauté de followers (plus de 100 000 sur Insta), la concurrence était cependant sans doute trop élevée pour celle qui agit par pur plaisir, sans n’en avoir que faire des qu’en dira t-on. Un fait toutefois : même si ce n’est pas à destination de Turin qu’elle s’envolera avec la délégation en mai prochain, une star est née samedi soir, et elle s’appelle Hélène in Paris.

7- Joanna – Navigateure

Depuis l’annonce de sa sélection, Joanna souffle le chaud et le froid. Si l’univers de l’artiste est apprécié, Navigateure était loin de faire l’unanimité au sein des eurofans, qui condamnaient pour la plupart la jeune artiste à un destin hors du vote ultime, pour ne pas dire dans le ventre (très) mou du classement. L’une des règles essentielles en matière eurovisionesque est toutefois la suivante : attendre le live pour cerner complètement le potentiel d’une proposition et, surtout, son avenir. En cela, la prestation de Joanna était extrêmement attendue, et les premières rumeurs laissaient présager d’un live en mesure de transcender les faiblesses intrinsèques d’un titre de facture inférieure à ce que l’artiste offre d’ordinaire à son public, tant dans le texte que dans une compo qui aurait gagné à de meilleures finitions. À ce niveau-là, force est de constater que ce sont également chaud et froid qui ont été soufflés à la fois. Si, de prime abord, Kris et moi avons été séduits par la proposition en plateau, nos collègues étaient beaucoup plus perplexes quant à la version télé. La découverte de cette dernière me fait m’inscrire dans leur lignée. Si, vocalement, Joanna a fait le job et livré une très bonne copie, l’ensemble souffrait hélas du manque d’incarnation d’un univers pourtant fort d’une âme et d’une essence, d’un message et d’une puissance, d’un envoûtement et d’un mystère qui faisaient terriblement défaut au live de samedi soir. La faute à l’interprétation trop réservée et timorée de l’artiste et à une scénographie vide de sens tout juste habitée par deux danseuses à la chorégraphie peu élaborée. Dommage pour Joanne, à qui s’offre toutefois un très bel avenir artistique eu égard à son talent, à son propos, à ses engagements et à la richesse de tout ce qu’elle nous a livré jusqu’à présent.

8- Alvan & Ahez – Fulenn

Si Fulenn figurait d’entrée parmi les favoris des eurofans et de la presse, la prestation aléatoire d’Alvan & Ahez en conférence de presse (que le quatuor avait reconnu) renforçait la pression sur les épaules du groupe. L’enjeu était majeur : claquer LA performance pour espérer décrocher la victoire d’une compétition a priori très ouverte. Quelques secondes ont suffi pour comprendre que le quatuor allait tuer la compétition. Car Alvan & Ahez ont clairement réussi là où Tanxugueiras avait échoué en Espagne : incarner à la perfection leur univers ovni, mix d’électro, de tradi et de langue bretonne, avec une prestation de feu qui a hystérisé le plateau et électrisé les téléspectateur·rices. Si, évidemment, quelques détails restent à peaufiner (et cela est parfaitement normal pour un projet aussi jeune et à deux mois et demi du concours – c’est d’ailleurs également pour ça qu’est faite une sélection nationale), c’est une claque monumentale qu’ont infligé Alvan & Ahez à Eurovision France, avec un Alexis possédé par sa musique et un trio Marine/Sterenn D./Sterenn LG en force, à la fois déesses et sorcières à l’évocation parfaite de la figure mythologique d’Ahez. Tant les mouvements caméra que les plans étaient en parfaite adéquation avec l’esprit de la proposition, portée par un quatuor de voix dont la maîtrise marque une spectaculaire progression en dix-sept jours. Fulenn, ce n’est pas seulement la puissance d’un morceau et d’un tableau. C’est avant tout une littérale mise en transe, une prise entière de possession de nos âmes par les envoûtant·es Alvan & Ahez, sans que les victimes consentantes de l’immaîtrisable sort que nous sommes ne souhaitions en être exorcisés. Une chose est donc certaine : que l’on soit sensible ou pas à l’univers du groupe, c’est en moins de trois minutes et à la sauce bretonne 3.0 qu’Alvan & Ahez ont tué la compétition.

9- Julia – CHUT !

Difficile, si ce n’est invivable, irrespirable, de passer après la déferlante bretonne. Difficile tant pour l’artiste contrainte de faire le show que pour le public, encore sous le choc et littéralement hypnotisé par le truc. Difficile aussi pour l’auteur de ces lignes, qui s’en trouve ainsi beaucoup moins prolixe quant à une proposition qui, forcément, souffre complètement de l’inévitable comparaison, fut-ce exclusivement sur des critères de force et de qualité. Julia s’en est pourtant tiré avec les honneurs : aussi bien vocalement que scéniquement parlant, la protégée de Mylène Farmer et Laurent Boutonnat a offert au public une jolie performance au délicieux goût du hippie chic et des seventies sur le son très pop et tout aussi hippie chic de CHUT !. Une scéno très sympathique, malicieuse, colorée, en parfaite cohérence et adéquation avec l’esprit d’un titre très agréable et plutôt bien écrit dans le texte en somme. Mais à ce jeu-là, et surtout après les inclassables Alvan & Ahez, CHUT! a hélas fait l’effet d’un pschitt, car bien trop commun et souffrant d’un défaut de marquant rédhibitoire pour affronter la concurrence de l’Eurovision. Qui plus après le tsunami breton que nous venions de vivre, autant dire que la prestation de Julia est hélas pour elle complètement passée inaperçue, là où cela aurait été beaucoup moins (voire pas du tout) le cas en première moitié. Le jury ne s’y est pas trompé en adressant à l’artiste cinq petits coups de coeur (le plus faible – et trop sévère – total de la soirée) malgré des retours assez positifs – là où elle en aurait peut-être obtenu un ou deux de plus avec un autre rang de passage. Mais – quinzième occurence de la chose – comment passer après Fulenn ? Réponse malheureuse en dépit de la qualité de la prestation de la jeune artiste : façon incognito… alors même que Julia est pétrie de talent et a très bien assuré sa performance.

10- Cyprien Zeni – Ma famille

… Ou comment se retrouver malgré soi-même parmi les stars de la soirée, la faute à un clash entre jurées au trop rare goût d’eurodrama à la française, avec certes sa dose d’excitation, mais surtout sa très belle once d’exaspération, eu surtout égard à l’insupportable attitude d’Yseult envers la très (et beaucoup plus qu’elle) chevronnée Nicoletta. Un épisode qui a suscité la colère légitime des twittos et des eurofans, dont la jeune artiste ne s’est logiquement pas fait des ami·es, la faute à un évident défaut d’humilité et de modestie dont elle gagnerait à faire l’acquisition (la grandeur d’un·e artiste en dépend beaucoup). Passons, puisque là n’est pas le sujet principal, certain·es ne méritant objectivement pas de publicité gratuite, contrairement à Cyprien.

Cyprien a donc été la grande surprise de la soirée, puisque repêché pour le vote ultime via l’Euro-ticket attribué par le jury, là où on aurait pu en attendre d’autres. Un repêchage loin d’avoir été volé pour le récent finaliste de The Voice, très bel interprète à même d’assurer ses lives, et résultat probable d’une bien jolie prestation pile en phase avec l’esprit du titre, à savoir soleil, lumière, chaleur et famille, quatre indéfectibles et uniques piliers de la proposition cyprienne. Trois minutes de douceur qui ont sonné comme un temps de répit parfaitement maîtrisé par l’artiste, accompagné de cinq danseurs sur la scène du 128. C’est sans doute ainsi qu’il a gagné sa place pour le vote ultime, réussissant d’une certaine façon à transcender son sujet (même si le terme est un peu fort) là où certains de ses collègues n’y sont pas parvenus, ce en dépit d’un titre agréable auquel il manquait un soupçon de marquant et de facteur X. De là à lui offrir un Final 6, il est un pas que nous n’aurions pas forcément franchi : il n’en reste pas moins que l’Euro-ticket décroché par Cyprien est tout à fait légitime eu égard à la petite efficacité de la prestation et aux qualités d’un titre agréable à défaut d’être exceptionnel. Mais passer après la déferlante Fulenn… et juste avant la Nuit Pauline

11- Pauline Chagne – Nuit Pauline

Tant la version studio du titre que les rencontres avec l’artiste le laissaient présager, et cela s’est confirmé sur le plateau d’Eurovision France : une révélation est née samedi soir, et elle s’appelle Pauline Chagne. Arrivée dans l’aventure en auto-produite, sans label ni maison de disques, l’autrice-compositrice-interprète – également comédienne et harpiste de formation – est parvenue à nous hypnotiser et à électriser grâce à un titre rétro pop et vintage dans la lignée de Juliette Armanet et Clara Luciani, mais armé de la singulière et magique touche Pauline. Une prestation étincelante pour une proposition unique en son genre qui a séduit aussi bien les juré·es (dont elle a terminé à la quatrième place du vote à quelques points du second) que le public, qui lui a offert une étonnante deuxième place eu égard au profil du titre, mais beaucoup moins surprenante quant à la qualité de la prestation de l’artiste. De par une humilité et une sincérité qui tranchaient avec le chic de sa tenue paillettes/pattes d’eph (dont je suis éminemment jaloux) et les très beaux de lumière offerts par la production, c’est tout naturellement que Pauline est parvenue à marquer durablement les esprits, et surtout à s’imposer comme la star en devenir qu’elle est. Si Fulenn n’était pas passée par là, il est évident que les portes du PalaOlimpico se seraient grand ouvert à Pauline Chagne tel un palais des mille et une nuits dont elle aurait ébloui aussi bien les miroirs que les regards, en parfaite vodka diva qu’elle est. C’est ainsi qu’en ce samedi 5 mars 2022, le public a pris rendez-vous avec une idole que, contrairement à ce qu’en dit le texte de la chanson, on évitera d’assassiner, cause nouvelles et nombreuses nuits Pauline à vivre en sa présence musicale. Labels, maisons de disques, scènes, médias, avis à vous : la Reine Pauline est de sortie, et c’est une indestructible bouffée d’air qu’elle est prête à faire déferler sur la scène musicale française.

(P.S. : pour moi, ce sera vodka orange, por favor)

12- Elliott – La tempête

Figurant au rang d’outsider de cette sélection avec une tempête plutôt appréciée des eurofans (à commencer par la rédaction de l’EAQ), c’est néanmoins à la surprise générale qu’Elliott est parvenu à atteindre le vote ultime, là où Saam ou Elia semblaient davantage attendu·es à ce stade au vu des prestations proposées samedi soir. Ajouté à cela que le jury, certes positif dans ses commentaires, n’avait octroyé que six coups de coeur au jeune chanteur (qu’il n’a gratifié que de 32 petits points au vote ultime, soit la large dernière place de son classement) … Les promesses faites par Elliott étaient pourtant grandes à l’issue d’une conférence de presse où il m’a personnellement époustouflé de par ses prouesses vocales et son interprétation habitée, qui n’était pas sans rappeler un certain Malo, qui avait marqué les esprits à Destination Eurovision 2018. Mais le live du jeune artiste nous a plutôt laissé froid. La faute à une prestation plus timorée tant dans l’interprétation que dans la voix, moins bien mise en valeur par une version de La tempête revampée et descendue d’une tonalité – sans doute l’artiste était-il plus à l’aise ainsi, cela se respecte. Si l’ensemble restait tout à fait de bonne facture, il aurait toutefois gagné à plus de force et de puissance, d’intensité et de marquant, et surtout, de vie sur scène, autre que celle artificiellement offerte par les flammes ayant jailli du bleu piano à queue, tel un inévitable cliché eurovisionesque dont on se serait pourtant bien passé. Melovin sors de ce corps … Il n’en reste pas moins que, sur le retour musical grâce à cette aventure, Elliott est un très bel interprète doté d’indéniables qualités vocales et de talent à revendre. Et la sortie prochaine de son premier album risque fortement d’être à même de confirmer cela.

(P.S. : je veux bien me faire pirate de la Bretagne)

En bref

Vous l’aurez compris, et il semblerait nous partagions l’avis d’une écrasante majorité de l’euromonde : la victoire de Fulenn nous paraît indiscutable, et la prestation de très haute volée offerte par Alvan & Ahez ce samedi soir laisse présager de belles promesses et possibilités en mai prochain. Unanime là où on attendait un vote beaucoup plus serré, la France a fait le choix de l’audace, de l’inédit, de la représentation légitime par l’une de ses cultures régionales (quoiqu’en disent de rares pseudo-spécialistes prétendant que notre pays n’a pas vocation à être représentée par une langue régionale). Ça casse ou ça passe, cela est indéniable, mais qui ne tente rien n’a rien, et le niveau annoncé de l’Eurovision 2022 (à 31 chansons révélées sur 40) peut clairement offrir des opportunités et des perspectives à la France vu l’indéniable marquant, l’âme et l’identité d’une proposition dont nous pouvons d’ores et déjà être fier·es. Fier·es, nous pouvons également l’être des interprètes qui vont avec, à la fois très sympathiques (comme j’ai pu le constater en interview) et surtout grand·es bosseur·ses et perfectionnistes, en témoigne ainsi leur spectaculaire progression en deux semaines et demi depuis l’annonce de leur sélection.

Là où, sur le papier, elle s’annonçait très ouverte, l’extraordinaire performance du quatuor breton a mis d’entrée fin à une compétition dans l’ensemble marquée par de belles prestations, mais dont la plupart d’entre elles ne cochait pas l’intégralité des indispensables cases pour l’Eurovision. Aux titres les plus forts des prestations et/ou des scénos pas forcément à leur hauteur, aux titres les plus « faibles » des performances de qualité, mais insuffisantes pour les transcender : voilà un résumé simple de cette soirée Eurovision France 2022. C’est toutefois oublier que, tornade bretonne mise à part, trois autres candidat·es auraient très bien pu jouer la gagne, et ce sont elleux que l’on retrouve d’ailleurs dans le top 4 logique de la soirée :

  • Une Pauline Chagne à qui se seraient ouvertes les portes de l’Eurovision telle une évidence si la Bretagne n’avait pas hissé les voiles avant la très mémorable Nuit Pauline
  • Un duo SOA fusionnel et harmonieux, évidente révélation de ces dernières semaines, doté d’un titre en parfaite phase avec les attendus radios du moment mais dont la bonne prestation n’a pas suffi à mettre complètement en lumière la force de Seule
  • Un Marius pour qui l’aventure s’annonce prometteuse après sa touchante prestation sur les délicates Chansons d’amour sans doute trop cousines de Barbara Pravi pour envisager le voyage à Turin un an seulement après la claque Voilà.

Pour le reste, et malgré les qualités des différent·es artistes et titres, accrocher un aller-retour pour l’Italie à leur carnet de bord semblait compliqué pour cette année, quoique Saam avait clairement des chances dont il a été injustement privé par le télévote (et le jury s’agissant de l’Euro-ticket) au premier tour de scrutin, voire Elia à condition d’affirmer davantage sa personnalité et son caractère sur scène, mais à laquelle il manquait également un titre plus fort.

Enfin, si les eurofans français·es ont été ravi·es d’assister une nouvelle année à une sélection nationale – ce en quoi nous remercions France 2, l’échec d’audience d’Eurovision France, c’est vous qui décidez (seulement 1,5 million de téléspectateur·rices) questionne. Mais de cela, nous traiterons dans un prochain article, car (spoiler de ouf) il est inévitable que le format présente certes des qualités, mais aussi de nombreux éléments à remanier.

Félicitations à chacun·e des artistes qui a accepter d’affronter l’impitoyable scène d’Eurovision France, à qui l’on souhaite une belle suite d’aventure que nous avons hâte de découvrir. Vous voici désormais bienvenu·es dans la famille Eurovision ! Et encore un immense à bravo à Alvan & Ahez qui, avec Fulenn, auront la chance de représenter la France à l’Eurovision 2022. Et nous, la fierté d’accompagner leur candidature jusqu’à Turin.

Crédits photographiques : Cyril Moreau | Best Images