En cette fin de mois d’octobre 2017, les préparatifs en vue du prochain Concours Eurovision vont bon train. Le diffuseur hôte, la RTP, a déjà fixé ses objectifs et son calendrier. Les diffuseurs participants ont, pour la plupart, confirmé leur présence et annoncé la manière dont ils sélectionneront leur représentant. Quelques noms ont déjà été prononcés çà et là, nous avons déjà découvert quelques chansons en lice, mais depuis ce mercredi, nous avons une certitude : le jeune chanteur tchétchène, Zelimkhan Bakaev n’ira pas à Lisbonne, en mai prochain. Il ne représentera aucun pays et ne concourra pour aucun diffuseur. Pourquoi ? Parce qu’il a disparu.

Et à l’instant où vous lirez ces lignes, il serait hélas trop tard : Zelimkhan serait mort. Il ne s’agirait ni d’un accident, ni d’une maladie subite, encore moins d’un suicide. Non : Zelimkhan aurait été physiquement éradiqué. Le jeune homme aurait été arrêté, interné, torturé, puis tué. Son corps aurait été ensuite détruit. À présent, c’est son âme, sa mémoire et son souvenir que l’on tenterait d’effacer. Tout ce processus aurait été accompli sciemment et méthodiquement. Il aurait été décidé, planifié, exécuté dans un cadre étatique, juridique et légal. Mais quel crime aurait donc commis Zelimkhan ? Aucun au regard des droits belge, canadien, français, luxembourgeois ou suisse. Un terrible au regard du droit tchétchène : il était homosexuel.

Nous sommes contraints de recourir au conditionnel, car l’ensemble des faits est noyé volontairement dans la nuit et le brouillard. Voici la dernière certitude que nous ayons : le 8 août 2017, Zelimkhan prend l’avion à Moscou pour rejoindre Grozny. Il retourne dans son pays natal pour assister au mariage de sa sœur. Il arrive sur place le jour-même, mais trois heures plus tard, il est arrêté par des hommes en uniforme militaire. C’est là que s’arrête l’indicatif et que débute le conditionnel. Comme le rapportent de très nombreux journaux, Zelimkhan aurait été aperçu une dernière fois, au centre-ville de Grozny, encadré par ces militaires, sans doute membres d’un groupe d’intervention rapide. Depuis, il n’a plus donné aucun signe de vie.

Le 17 août, la mère de Zelimkhan signale sa disparition à la police et demande l’ouverture d’une enquête. Elle interpelle le Conseil des Droits de l’Homme et le Ministère de l’Intérieur tchétchènes. Ce dernier refuse de donner suite à sa requête. Le 18 août, le ministre de la Politique nationale, des Relations extérieures, de la Presse et de l’Information, M. Djamboulat Oumarov, déclare à la presse que les autorités n’ont pas arrêté Zelimkhan. Selon ses propres termes, le chanteur ne présenterait que trop peu d’intérêt pour cela. Le Ministère de l’Intérieur conclut au final qu’aucune enquête ne sera ouverte ouverte, Zelimkhan étant majeur. Quelques jours plus tard, la mère et la tante de Zelimkhan reçoivent via WhatsApp, un message émanant de son téléphone. Le jeune homme y assure être retourné à Moscou et sur le point de partir pour l’étranger. Le téléphone est ensuite désactivé.

Le 24 septembre, une vidéo est mise en ligne sur YouTube. Elle y montre un jeune homme, présenté comme Zelimkhan, chantant dans un appartement et déclarant être à Berlin.

La vidéo est aussitôt relayée par les médias tchétchènes, comme preuve du déménagement du jeune homme en Allemagne. Les observateurs locaux et les proches du chanteur mettent en doute son authenticité. Ils y décèlent des incohérences : les meubles sont de fabrication russe, les boissons posées sur la table ne sont commercialisées qu’en Russie, la prise électrique au mur est aussi typiquement russe.

Les associations de défense LGTB accusent le gouvernement tchétchène d’avoir exterminé Zelimkhan dans le cadre des massacres généralisés perpétrés à l’encontre des homosexuels. Le gouvernement tchétchène nie être impliqué de quelque façon dans la disparition du jeune homme et réaffirme qu’il a quitté son pays natal. Les associations rétorquent qu’il ne donne plus de signe de vie et que leurs contacts auprès de la diplomatie européenne leur ont affirmé qu’il n’était pas entré dans l’espace Shengen.

Le mystère plane, entier. Les militants se heurtent au mur du silence et à la chape de plomb que font peser sur l’affaire les autorités tchétchènes. Par ailleurs, ils ne peuvent arguer de la plus petite présomption : ils ne possèdent aucune certitude, aucune preuve de l’homosexualité de Zelimkhan. Seul fait réel et assuré : le jeune homme a disparu de la surface du globe. Des sources sur place affirment de manière réitérée qu’il a bien été la victime des persécutions menées par le président tchétchène Ramzan Kadyrov.

Pour rappel, depuis le début de l’année 2017, le gouvernement tchétchène mène une vaste campagne de destruction de la communauté LGBT du pays. Les personnes soupçonnées d’homosexualité sont effacées du territoire et les Tchétchènes sont encouragés à tuer les membres de leur propre famille qu’ils pensent être homosexuels. Face aux nombreuses accusations formulées par des ONG et des gouvernements étrangers, les autorités tchétchènes ont toujours tout nié en bloc, affirmant entre autres qu’il est impossible qu’il existe des homosexuels en Tchétchénie. Interpellé sur le sujet, le président de la Fédération de Russie, dont la Tchétchénie est l’une des républiques constitutives, Vladimir Poutine, a ordonné une enquête. Le parquet général fédéral a depuis annoncé n’avoir reçu aucune plainte et que par conséquent, ces accusations ne peuvent être prouvées.

Voilà donc où nous en sommes en 2017 : des hommes et des femmes sont opprimés, persécutés, enlevés, internés, torturés, tués et détruits par leur propre pays à cause de ce qu’ils sont. Cela se passe à nos portes, dans des nations européennes, dont les diffuseurs publics sont membres de l’UER et participent au Concours Eurovision. Notre équipe de rédaction a été choquée et émue par la disparition de Zelimkhan. Nous nous sommes posés la grave question : que faire ? Nous avons décidé d’un commun accord de relayer l’information. Pour Zelimkhan et pour toutes les personnes qui ont subi le même sort que lui. Nous ne possédons ni divisions blindées, ni représentations diplomatiques. Nous ne disposons d’aucun moyen de pression, nous ne pouvons rien sur la scène internationale. Nous ne sommes qu’un modeste site animé par des bénévoles, tous passionnés de musique et d’Eurovision. Nous n’avons qu’une seule arme et qu’une seule défense : nos mots et nos mémoires.

À chaque 8 août, nous nous souviendrons de Zelimkhan, de son visage, de sa voix, de sa vie précocement abrégée. Nous vous demandons de vous souvenir de lui, de ne jamais l’oublier. Ses bourreaux ont voulu effacer jusqu’à son souvenir, faire en sorte qu’il n’ait jamais existé. Nous nous y opposons de ces quelques lignes. Pour vous aider dans votre devoir de mémoire, voici sa biographie (Greta, daaahling, ferme-la, veux-tu ?). Partagez-la et parlez-en autour de vous. Pour lui et pour tous les autres.

ZELIMKHAN BAKAEV (1992-2017)

Zelimkhan Khoussainovich Bakaev naît le 23 avril 1992, à Grozny, capitale tchétchène. Son enfance est marquée par deux guerres : celle de 1994-1995 et celle de 1999-2000. Les troupes russes envahissent la Tchétchénie à deux reprises pour écraser les rebelles indépendantistes. La situation du pays ne se normalise qu’à partir de 2005. Le président indépendantiste Aslan Maskhadov est assassiné le 8 mars, plongeant la rébellion dans l’incertitude. Moscou en profite et nomme à la tête du pays, Ramzan Kadyrov, favorable au maintien de la Tchétchénie au sein de la Fédération de Russie.

De son côté, Zelimkhan se découvre dès son plus jeune âge une passion pour la musique et le chant. Il souhaite en faire son métier. Durant un an et demi, il travaille au département de la culture de la mairie de Grozny. Il intègre ensuite l’ensemble Stolitsa, corps de chant et de danse. Il y est soliste. Sa carrière débute ainsi sur les scènes locales tchétchènes, puis il se produit dans les républiques voisines d’Ingouchie et du Daghestan. Son répertoire comprend des chansons tchétchènes et russes.

En 2013, il participe au concours musical Assa, organisé conjointement en Tchétchénie et en Ingouchie et ouvert aux artistes débutants. Il rencontre ses premiers succès musicaux avec ses chansons Мичахь хьо лела безам, Доьхна Дог et Нана. Sa notoriété est dès lors importante dans les républiques russes du Caucase.

En 2017, il part pour Moscou, afin de s’inscrire au casting de l’émission Fabrika Zvyozd, version russe de la Star Academy. Celle-ci est diffusée par la chaîne Muz-TV et en est à sa dixième saison. Le 8 août 2017, Zelimkhan revient à Grozny et disparaît complètement.

Où qu’il soit à présent, qu’il sache que nous pensons à lui et que nous ne l’oublierons pas. Grâce à cela, il vivra.