highs-lows-book-launch1Pas d’adieux, pas d’au revoir, nous vous l’avions bien dit ! Après avoir passé l’été en si bonne compagnie, il était impossible de nous séparer. Pas maintenant, surtout pas maintenant, alors que le meilleur s’annonce à nous : la saison des finales nationales, la Saison pour les initiés. Je me suis toujours demandé si au fond, cette période de sélections n’était pas le moment le plus jouissif de l’Eurovision… J’ai parfois ressenti autant de joie et de plaisir à éplucher les vingt-quatre mille six cent quinze chansons de la plateforme suisse, à médire de la qualité des morceaux en lice au Melodifestivalen et de la responsabilité de Christer Björkman dans ce decrescendo ou encore à examiner avec la plus grande des attentions TOUTES les photos dénudées des candidats masculins à l’Eurovizijos

Bref, ces dix prochains mois ne manqueront pas de suspenses, de découvertes, de surprises, de rebondissements et de tous ces ingrédients qui au final, font la vraie vie. Hélas, ils seront aussi ponctués de mines chafouines, de regards incrédules, de remarques condescendantes, de soupirs exaspérés, de plaisanteries affligeantes, voire de flèches incandescentes qui transperceront votre petit cœur. Être fan du Concours demeure en effet une bénédiction, lorsque nous sommes au chaud, au sein de notre communauté, mais peut s’avérer un stigmate en-dehors de cette bulle confortable. Combien de fois n’avons-nous pas affronté l’incompréhension ou le mépris de nos proches, de nos collègues, voire de parfaits inconnus ? Souvenez-vous de Madame Michu…

Le principal problème de ces personnes demeure, selon moi, leur méconnaissance profonde de l’Eurovision, de ses rouages et de ses ressorts. Elles ne l’ont plus regardé depuis des lustres, n’y connaissent rien, en ont une image tronquée, partielle et partiale. Or, je vous le demande : peut-on se forger une opinion juste et raisonnable d’un sujet qui nous échappe ? Songez-y : oseriez-vous vous moquer de Kant, Schubert ou Kandinsky, sans rien connaître de leurs œuvres, de leurs vies et de leurs héritages respectifs ? Non, bien sûr, pas plus que ces personnes ne le feraient, sans avoir lu La Critique de la Raison Pure (préférez Projet de Paix Perpétuelle), écouté La Symphonie Inachevée (préférez La Truite) ou vu Composition VII (préférez Jaune Rouge Bleu). Alors pourquoi l’Eurovision devrait-il subir traitement moins favorable ?

al-bano-romina-power_227903Pour vous aider à remettre les pendules à l’heure, mais aussi pour vous replonger dans les merveilles du Concours, nous rédigerons à date régulière des chroniques qu’il vous suffira de transmettre à votre entourage mécréant. Vous ferez ainsi progresser la connaissance de l’Eurovision et contribuerez à l’amélioration de sa réputation dans les régions francophones, ce qui est tout de même plus pratique que de s’exiler en Suède ou en Hongrie. Vous trouverez dans chacune de ses chroniques cinq vidéos, longues ou courtes, résumant l’essence-même du Concours, ce qui le rend unique, précieux et magique à nos yeux de fans. Pour traverser cette Saison et ces périls, nous nous placerons sous la protection tutélaire d’un couple mythique : j’ai nommé Al Bano et Romina Power, jamais en reste pour insuffler du rêve, du charme et de la magie dans nos existences.

Commençons par un fondamental : le Concours en lui-même et ses éditions les plus mythiques. L’occasion de marteler aux néophytes que l’Eurovision compte soixante ans d’histoire et bientôt soixante éditions, sans aucune interruption. Même ses rivaux télévisuels, les Jeux Olympiques et la Coupe du Monde, ne peuvent en dire autant… Aujourd’hui donc : cinq éditions qu’il faut absolument avoir vues dans sa vie pour comprendre ce qu’est réellement le Concours Eurovision de la Chanson.

  1. Londres 1963

1963 demeure LE classique ultime de la période noir et blanc du Concours, un sommet en matière d’avant-garde technologique. Absolument chaque instant y est anthologique : la vidéo introductive présentant Londres la nuit, l’entrée magistrale de Katie Boyle, la présentation des artistes participants, l’apparition à l’écran d’au moins quatre futures immenses stars de la chanson (Esther Ofarim, Alain Barrière, Françoise Hardy et Nana Mouskouri), la carte illuminée de l’Europe, l’incroyable décor changeant au fil des prestations, les accessoires révolutionnaires mis à disposition (un escalier, des portraits rotatifs, un buisson et bien sûr, un ventilateur), les tout premiers effets visuels, le numéro d’entracte par Ola et Barbro, le naufrage de la procédure de vote, les errements du porte-parole norvégien et la victoire surprise du Danemark, la première pour un pays scandinave… Ces nonante-cinq minutes produites par la BBC avoisinent la perfection et à l’époque, établirent un record absolu d’audience : cinquante millions de téléspectateurs, répartis dans dix-huit pays. S’il ne fallait retenir que trois prestations, je sélectionnerais à titre personnel, T’En Va Pas d’Esther Ofarim, Elle Était Si Jolie d’Alain Barrière et À Force De Prier de Nana Mouskouri. Eh oui, c’était l’époque bénie où les chansons en français tenaient le haut du pavé et où les pays francophones remportaient la victoire un an sur deux…

Katie-Boyle-1963Mais oubliez tout cela, oubliez les choristes de Ronnie Carroll, la boîte à musique d’Annie Palmen, la fourrure de Carmela Corren, la guitare de Jørgen Ingmann, le chignon de Monica Zetterlund, le petit pull noir de Françoise Hardy et les lunettes de Nana Mouskouri. Concentrez-vous plutôt sur ce qui n’apparaît pas à la caméra, jamais, à aucun moment et qui fait de 1963, l’édition la plus futuriste de l’histoire du Concours. Avez-vous deviné ? Regardez mieux ! Quels sont ces accessoires importants dont l’invisibilité a donné lieu à l’une des légendes eurovisionesques les plus tenaces ? Bon sang, mais c’est bien sûr : les micros ! La BBC voulut en effet révolutionner visuellement le Concours et l’adapter aux standards télévisuels les plus pointus. Cela nécessitait une liberté de mouvements totale des caméras et surtout, des artistes. La solution fut trouvée, inspirée par les séries télévisées contemporaines : l’emploi de micros suspendus. Le résultat à l’écran demeure splendide. La réalité fut, elle, plus complexe. Pour des raisons acoustiques et pratiques, la BBC dut recourir à deux studios différents, reliés par des câbles, des haut-parleurs, des écrans et des ampoules. Dans le premier, prirent place Katie Boyle et le public ; dans le second, l’orchestre et les artistes. Vous imaginez l’envers surréaliste de ce décor : le public applaudit des prestations qu’il ne voit pas et les artistes saluent des applaudissements venant de la pièce d’à-côté. On accusa aussitôt la BBC d’avoir enregistré les prestations durant la semaine des répétitions et n’avoir diffusé en direct que l’ouverture et la procédure de vote. Cette rumeur, conjuguée aux soupçons de fraude (déjà…), vit les éditions suivantes revenir à plus de classicisme et surtout l’UER introduire un personnage-clé : le superviseur exécutif dont la présence et les interventions attestent de la conformité de chaque aspect de la diffusion. Les micros, quant à eux, réapparurent à l’écran dès l’année suivante, mais ne se libérèrent de leur fil qu’en 1983, à Munich.

  1. La Haye 1970

Le curieux résultat de l’édition 1969 du Concours provoqua un séisme qui allait révolutionner radicalement la notion-même d’Eurovision. Souvenez-vous, à Madrid, la victoire dut être partagée entre quatre pays, le règlement n’ayant pas prévu la possibilité d’un ex aequo. L’UER amenda partiellement le dit règlement, mais certains diffuseurs demeurèrent insatisfaits : ils auraient voulu une refonte complète des procédures et l’introduction d’un système plus sûr et impartial. Faute de réaction de la part de l’Union, ils décidèrent alors de s’abstenir de participer en 1970. Ils furent ainsi cinq à protester : l’Autriche, la Finlande, la Norvège, le Portugal et la Suède. Cela plongea les responsables de la télévision publique néerlandaise, alors en charge de l’organisation, dans le plus profond des embarras. Comment combler le temps d’audience manquant ? Ils rivalisèrent d’idées et créèrent un format ultime de l’Eurovision, inchangé depuis. La principale innovation fut la présentation des artistes par de brèves vidéos diffusées avant leur prestation : les cartes postales étaient nées ! Les premières d’entre elles montrèrent les concurrents déambuler dans les rues de la capitale de leur pays, un classique encore appliqué en 2014. L’entracte se démarqua radicalement des précédents : pour la première fois, il consista en un ballet contemporain, sur la musique de Sweet Charity. Mais tout ceci fut éclipsé par cinq barres et sept sphères : le très moderniste et inspiré décor du maître néerlandais Roland de Groot. L’ensemble formait un mobile articulé qui permit de créer un décor différent pour chaque prestation. De Groot y adjoignit de très nombreux spots, permettant des jeux inédits d’ombre, de lumière et de couleurs. Grâce à lui, l’Eurovision entra pleinement dans l’ère de la télévision couleur. Son travail fut si apprécié que de Groot revint à trois autres reprises au Concours, créant les décors inimitables de 1976, son véritable chef-d’œuvre, de 1980 et de 1984.

esc19701970 se remarque comme 1963, pour sa pléiade de stars en devenir : Henri Dès pour la Suisse, Mary Hopkin pour le Royaume-Uni, Katja Ebstein pour l’Allemagne et bien sûr, dans son magnifique costume bleu ultra-électrique, Julio Iglesias pour l’Espagne. Julio faisait là ses premiers pas en tant que chanteur, après qu’une jambe cassée lui eut coûté une carrière de footballeur professionnel. Il termina à la quatrième place et devint rapidement l’un des chanteurs les plus populaires de la planète. Toujours, il conserva un bon souvenir de ses trois minutes à La Haye et demeura reconnaissant au Concours d’avoir lancé sa carrière, une grâce et un fair-play que d’autres n’ont pas eu… Les autres trois minutes à avoir marqué l’histoire de la musique pop demeurent évidemment celles de la gagnante irlandaise Dana, dont le morceau victorieux devint l’un des plus grands succès commerciaux de l’histoire de l’Eurovision et un classique des thématiques innocentes (à des années-lumière de la dépression, de l’homophobie ou de la maltraitance familiale, entendues en mai dernier…). Au final, s’il ne fallait en retenir que trois, je citerais bien sûr All Kinds Of Everething de Dana, Wunder Gibt Es Immer Wieder de Katja Ebstein et Gwendolyne de Julio Iglesias.

  1. Dublin 1988

Les années 80 se caractérisèrent par un double phénomène : une perte d’audience du Concours et les tentatives des télédiffuseurs hôtes pour moderniser l’évènement, afin de conserver l’audimat, voire de le rajeunir. Les télévisions suédoises et belges y réussirent en 1985 et 1987, avec des présentatrices issues de la sphère musicale, des décors futuristes recourant aux néons et aux lasers, des ouvertures chantées, des entractes montés comme des clips vidéo et une plaisanterie qui fit beaucoup parler d’elle. Mais ce fut la télévision irlandaise qui révolutionna réellement le Concours en 1988, en le faisant entrer dans l’ère numérique. La première rupture majeure fut la disparition physique du tableau de vote. Celui-ci fut désormais généré sous forme virtuelle par un programme informatique, ce qui permit également pour la première fois de présenter à l’écran durant la procédure, un récapitulatif des cinq pays en tête. Il n’y eut désormais plus à craindre que la technique cède sous la pression et emmêle les résultats comme en 1975, 1977 ou 1981. Mais ce fut le décor qui s’attira toutes les louanges. Afin de pallier le manque d’espace et de recul, la production recourut à des trompe-l’œil en néon qui créèrent une fausse perspective magistrale. Le public fut laissé dans l’ombre, donnant l’impression d’une très vaste salle. Une autre innovation allait marquer durablement les rituels de l’Eurovision : pour la toute première fois, le vainqueur de l’année précédente revint interpréter sa chanson gagnante, lors de l’ouverture. Johnny Logan rechanta donc Hold Me Now et établit ainsi une continuité perpétuelle entre les éditions du Concours.

esc88Vous avez certainement en mémoire la prestation haute en couleurs du groupe danois Hot Eyes, dont la chanteuse Kirsten Siggard était enceinte de huit mois (elle accoucha d’ailleurs deux semaines plus tard), ainsi que le passage de Lara Fabian pour le Luxembourg et Gérard Lenorman pour la France. Mais 1988 se doit d’être vu pour une autre raison, une raison que vous connaissez et qui s’apprêtait ce soir-là à bouleverser l’histoire de la musique pop. Sur les coups de vingt-trois heures, les présentateurs, Pat Kenny et Michelle Rocca, lancèrent la procédure de vote. Celle-ci allait entrer dans les annales du Concours pour l’incroyable et monumental suspense qu’elle généra. La Suisse et le Royaume-Uni se livrèrent une bataille acharnée qui laissa spectateurs, artistes et commentateurs, pantelants. Après que l’avant-dernier jury eut donné ses résultats, Suisse et Royaume-Uni n’étaient séparés que par cinq points, avec respectivement 131 et 136 points. La victoire fut suspendue aux lèvres de la porte-parole du dernier jury, la yougoslave Miša Molk. Lorsqu’elle annonça : « Switzerland, six points ! », le public dans la salle poussa un cri de surprise et la délégation suisse se décomposa face caméra. La suite du décompte fut intolérable, Miša Molk attribuant sept points au Pays-Bas, huit à l’Allemagne, dix à la Norvège, suscitant des réactions de plus en plus audibles du public. La victoire allait être décidée par le tout dernier vote de la soirée ! Et ce fut l’inoubliable et terrible : « And finally… France… » dont la suite se perdit dans les cris, les hurlements, les sauts de joie, les pleurs de la délégation suisse, emportée par cette victoire sur le fil, suspendue à un seul et minuscule point. La représentante helvétique revint sur scène pour recevoir la médaille du Grand Prix, son mascara coulant sur ses joues, mais déjà en route pour la domination mondiale : c’était Céline Dion ! Je retiendrais à titre personnel son Ne Partez Pas Sans Moi et j’y ajouterais Go de son concurrent malheureux, Scott Fitzgerald, et Ka’ Du Se Hva’ Jeg Sa’ de Hot Eyes.

 

  1. Birmingham 1998

1963, 1970 et 1988 méritent d’être vus et revus pour leurs innovations techniques et esthétiques, ainsi que pour l’introduction d’éléments majeurs de la mythologie eurovisionesque. 1998, lui, figure dans ce classement pour son aspect charnière. Avec lui, se tourne une page de l’histoire du Concours, qui de soirée prestigieuse à l’ancienne va se transformer en gigantesque barnum planétaire. Cette édition fut ainsi celle des dernières fois. Ce fut la dernière fois que le Royaume-Uni brilla, en organisant le Concours pour la huitième fois et en terminant à la deuxième place pour la quinzième fois, deux records toujours inégalés. Ce fut la dernière fois que les artistes participants se virent obligés de chanter dans une de leurs langues nationales. Ce fut la dernière apparition à l’écran d’un monstre sacré, le chef d’orchestre irlandais Noel Kelehan, la personne à avoir le plus souvent participé au Concours, puisqu’il prit part à vingt-cinq finales entre 1966 et 1998. Et surtout, ce fut la toute dernière fois que de la musique fut interprétée et qu’un orchestre joua en direct durant une retransmission. Par conséquent, le macédonien Alexandar Džambazov devint le dernier chef d’orchestre à conduire une chanson et l’anglais Martin Koch devint le dernier à conduire l’orchestre, lors de l’entracte. Mais 1998 généralisa aussi une pratique majeure qui allait révolutionner l’Eurovision : le télévote. Celui-ci fut étendu et imposé à l’ensemble des pays participants, contribuant à rapprocher les téléspectateurs du Concours et à accroître sa popularité.

woganUlrika_2230842b1998 reste par ailleurs une édition clé aussi en matière de scandales, de libertés fondamentales et de création d’un espace d’expression artistique et humain unique en son genre. Car ce fut cette année-là que l’Eurovision devint véritablement un forum libertaire. Deux candidats cristallisèrent autour d’eux ce phénomène. Le premier fut l’allemand Guildo Horn. Lui et sa chanson, Guido hat euch lieb! (Guido vous aime !) reçurent un accueil mitigé du public et des médias allemands. Mais après sa victoire à la sélection nationale, Guido parvint à susciter l’engouement de ses compatriotes, au point que la diffusion du Concours connut un pic d’audience inédit en Allemagne. Sur la scène de l’Indoor Arena, Guido laissa exploser son tempérament et bouscula le cadre policé du Concours, en sautant dans le public, puis en escaladant le décor. Il termina à une honorable septième place, mais ouvrit la voie à de nombreuses autres interprétations, marquées du sceau du second degré et de la plaisanterie. Ce fut néanmoins la seconde candidate qui à elle-seule redéfinit la portée même de l’Eurovision, l’israélienne Dana International. Vous savez à peu près tout à son propos : première artiste transsexuelle à participer au Concours, Dana déchaîna la curiosité des médias et l’ire de ses compatriotes traditionnalistes. Elle demeura dans l’œil du cyclone du début à la fin, recevant des menaces de mort, ne se déplaçant qu’en escorte blindée, commandant ses robes chez Jean-Paul Gaultier, se comportant en diva, bref faisant parler d’elle et de l’Eurovision de toutes les façons possibles et imaginables. Il est intéressant de revoir la procédure de vote, car il s’agit d’un autre grand suspense. La lutte fut terrible entre Israël, Malte et le Royaume-Uni, au point que les commentaires s’y perdirent et que Terry Wogan se fendit d’un célèbre « Malta’s won it ! » Il fut détrompé à la dernière seconde, par le dernier vote du dernier pays qui permit à Dana de remporter une victoire promise de longue date. Sa chanson Diva devint aussitôt un monument de l’Eurovision et un hymne gay installé. L’Eurovision marquait ainsi sa transformation en espace libertaire, à la pointe des évolutions sociétales, en phare de l’ouverture d’esprit, en lumière dans les ténèbres obscurantistes. Et s’il me fallait retenir trois prestations, je citerais bien évidemment Diva de Dana International, puis Where Are You ? d’Imaani et Neka Mi Ne Svane de Danijela, la chanson qui m’introduisit dans le monde merveilleux et fantastique de l’Eurovision.

 

  1. Moscou 2009

La première décennie du XXIe siècle fut marquée par une véritable course au gigantisme. Les télédiffuseurs hôtes semblèrent être pris de mégalomanie. Ils ne reculèrent devant aucun obstacle, ni aucune dépense pour étaler leur savoir-faire et leurs moyens à la face du monde et remporter la palme de l’édition la plus somptueuse et la plus coûteuse. Parallèlement, le Concours se démultiplia, passant à deux soirées en 2004, puis trois en 2008, avec l’introduction des demi-finales. Le nombre de participants explosa, culminant à quarante-trois et voyant les débuts de pas moins de quatorze pays. Le compteur des factures s’emballa jusqu’à s’afficher en millions d’euros. Les gouvernements nationaux durent octroyer des crédits supplémentaires à leur télévision publique et les sponsors devinrent incontournables. Ce fut l’ère d’Internet, des protestations contre la partialité des votes, du retour des jurys et des modifications incessantes du règlement. L’Eurovision ressortit pourtant renforcé de ces dix années et son prestige en fut augmenté au point qu’il est possible de parler de Second Âge d’Or. En effet, depuis 2004, le Concours a gagné en popularité, accru son audience, renforcé son succès commercial et son identité propre, enfin est redevenu l’objet de tous les désirs. Le point culminant de cette décennie, son apogée, son acmé, fut certainement sa dernière édition, à Moscou, en 2009. Après avoir désespérément voulu remporter l’Eurovision, la télévision publique russe voulut éblouir… et y réussit ! Le budget atteint la somme colossale de 30 millions d’euros, le résultat fut à la hauteur : la scène, conçue par un designer new yorkais et inspirée du constructivisme, intégrait un tiers des écrans LED disponibles… au monde ! L’ensemble était gigantesque ; son rendu, sublime.

eurovision-2009_a-lowMais les organisateurs ne purent échapper aux controverses, qui semblèrent se multiplier à l’infini. Des associations russes en faveur des droits des homosexuels organisèrent une gay pride, le jour de la finale. Interdite, elle fut violemment interrompue par les forces de l’ordre. De son côté, la Géorgie devint le premier pays de l’histoire du Concours à se faire officiellement disqualifier pour atteinte au règlement. La chanson sélectionnée, We Don’t Wanna Put In , fut rejetée par le Groupe de Référence de l’UER pour allusion politique. Le sommet fut atteint par les heurts incessants entre les délégations arméniennes et azerbaïdjanaises. Tout partit de la carte postale arménienne, où apparaissait un monument situé au Haut-Karabagh, région sécessionniste d’Azerbaïdjan. À la demande de la délégation azerbaïdjanaise, l’image fut supprimée. La télévision arménienne répliqua en l’incrustant en fond d’écran, derrière sa porte-parole, et en la collant sur le support qu’elle tint en main durant son intervention. Le rideau tombé, la querelle se poursuivit de plus belle : l’Arménie accusa l’Azerbaïdjan d’avoir manipulé les résultats de son télévote en sa défaveur. Ces accusations furent prouvées et entraîna une amende adressée à la télévision publique azerbaïdjanaise. Fort heureusement, la qualité musicale fut au rendez-vous, au point qu’il me serait difficile de ne retenir que trois chansons. L’Islande, l’Estonie, le Royaume-Uni et la France atteignirent des sommets en matière de classe et d’émotion. L’Azerbaïdjan, la Turquie et l’Arménie enchantèrent la piste de danse. Mais ce fut bien sûr la Norvège qui magnétisa la soirée. 2009 restera à jamais dans les mémoires pour la victoire d’Alexander Rybak et de son Fairytale, la plus écrasante et la plus totale des victoires jamais vues à l’Eurovision. Malgré tout, s’il n’en restait que trois : Fairytale d’Alexander Rybak, Rändajad d’Urban Symphony et S’Il Fallait Le Faire de Patricia Kaas.

Bonus

rai91Vous avez vu le meilleur. Pour vous faire une idée juste de l’Eurovision, il vous faut à présent voir le pire. Et là, une seule année, une seule édition se distingue des autres : 1991, la mort, les funérailles du Concours, un enterrement de troisième classe, organisé par la RAI et présidé par les deux vainqueurs italiens, Toto Cutugno et Gigliola Cinquetti. La production de cette édition fut défaillante du début au générique de fin. La télévision publique italienne voulut organiser l’événement à San Remo, mais suite au déclenchement de la Guerre du Golfe, le rapatria en dernière minute à Rome, dans les studios de Cinecitta. Les décors furent terminés quelques heures avant le début de la retransmission et ne ressemblèrent à rien. L’orchestre manqua de nombreuses répétitions et se fit remarquer pour ses prestations exécrables. Ce qui, rassemblé, mit les délégations et les artistes au bord de la crise de nerfs. À peine la soirée ouverte, que la situation tourna au tragique : les présentateurs se révélèrent incapables de s’exprimer en français et en anglais, ce qui dérouta complètement la procédure de vote, véritable naufrage dans le naufrage. Le son faillit à plusieurs reprises dans la salle et seul Arturo Brachetti dans son numéro d’entracte s’en sortit avec les honneurs. Et comme si tout cela n’était suffisant pour les nerfs du pauvre Franck Naef, durement mis à l’épreuve par Toto Cutugno, le vote se termina sur un ex aequo, le second de l’Histoire du Concours, après 1969. La France et la Suède obtinrent en effet toutes deux 146 points. Après le décompte des douze et des dix points, ce fut Carola qui décrocha la victoire, au très grand dam de la délégation française, qui alla jusqu’à prononcer le mot « fraude ». Les lumières retombèrent sur la Ville Éternelle, laissant un triste souvenir de cette édition. Mais enfin, l’on ne pourra jamais faire pire, une consolation en soi…