Cher Eurofan confiné,

Être ainsi enfermé pour de sombres motifs, alors qu’au-dehors le soleil brille et que la moindre pensée de l’Eurovision me cause un élancement douloureux à la poitrine, est loin d’être une situation inédite pour moi. Cela m’est déjà arrivé, il y a quatorze ans. L’humanité n’était point assiégée par un virus mortel, le Concours n’avait point été annulé, certes, mais en ces instants, les souvenirs s’enchaînent dans ma tête et la parallèle se dresse aisément.

Nous étions alors en 2006 et si tu as suivi avec quelque peu d’attention le fil de mes chroniques sur ce site, tu auras déjà compris à quel épisode je te ramène. C’est que tout me ramène sans cesse à cet épisode, je n’en puis mais… Il demeure un moment crucial de ma vie d’Eurofan, un carrefour existentiel majeur, devant lequel j’hésitais quant au chemin eurovisionesque à emprunter. Perdurerais-je dans mon amour pour le Concours ou m’en distancierais-je à jamais ? Le croiras-tu : la seconde voie manqua de peu de l’emporter. Retour sur cet instantané…

2006, donc. J’avais 23 ans, des cheveux, une taille et un avenir. J’effectuais mes premiers pas dans l’Euromonde. L’année précédente, j’avais suivi pour la première fois des sélections nationales. J’étais un débutant, un bleu, mais empli d’un enthousiasme inouï. L’année débuta en fanfare par un moment crucial : le dimanche 8 janvier, la télévision publique belge néerlandophone donna le coup d’envoi de sa sélection nationale pour Athènes, l’Eurosong 2006. J’étais au sommet de ma vie : je suivais pour la première fois de mon existence une sélection nationale belge. Enfin, je participais à l’élection de mon représentant national pour l’Eurovision. Un moment inoubliable dans la vie d’un Eurofan.

La VRT n’avait point pinaillé. Et pour cause : le ministre-président flamand avait déclaré la sélection, d’importance nationale. Deux ans après le camouflet de Xandee, les autorités flamandes souhaitaient une revanche et plus encore : une victoire ! Oui, cher Eurofan confiné. Le diffuseur public néerlandophone monta donc une sélection fastueuse : quatre éliminatoires, deux demi-finales et une finale ; un décor babylonien avec une scène transparente flottant sur les eaux ; la star des présentateurs, Bart Peeters et quatre experts en or massif : Yasmine, Marcel Vanthilt, André Vermeulen et Johnny Logan. Le spectacle fut à la hauteur et démontra que la VRT était prête à organiser l’Eurovision.

Dès la première demi-finale, je fus emporté par la vague. Eurostars légendaires, jeunes pousses prometteuses, multirécidivistes éprouvées, bekende Vlamingen et interprètes de premier plan, la distribution était à 24 carats. Impossible de te les montrer tous, mais, par curiosité, retrouve en introduction, Vanessa Chinitor et Barbara Dex.

Vanessa fut éliminée d’emblée. Barbara se hissa jusqu’en finale, où elle termina à une appréciable cinquième place. Aucune d’elles ne fit battre mon cœur. Le premier à animer ma poitrine fut le premier concurrent de la première éliminatoire, un départ en fanfare : Brahim avec P.O.W.E.R. Pas exactement ce que j’écoutais alors. Mais le talent et la conviction de Brahim m’emportèrent, en sus de son look tellement années 2000 et de ces passages rappés en français, une sacré audace alors. Le jury radio fut aussi conquis que moi et propulsa Brahim en demi-finale. Il y termina quatrième et frôla de peu l’élimination. Repêché par le jury, il accéda malgré tout à la finale, où il termina à une belle quatrième place, juste devant Barbara Dex.

Mais celle qui fut ma révélation et ma préférée de cette première éliminatoire, fut sans conteste Katerine, qui clôtura la soirée. Il s’agissait de sa seconde participation à la sélection belge, après une tentative manquée en 2002, au sein du groupe Indiana. Katerine arrivait là auréolée de sa victoire à la Star Academy flamande, l’année précédente. Elle m’emballa à un point difficilement concevable et ce fut pour elle que j’épuisais mon forfait téléphonique. Avec fruit, puisqu’elle remporta cette éliminatoire. Le vent tourna rapidement pour elle, hélas, et elle fut éliminée en demi-finale.

La semaine suivante, soit le 15 janvier 2006, la deuxième demi-finale me laissa sur ma faim… jusqu’à sa conclusion. Après six concurrents qui me laissèrent froid, Roxane s’empara du micro et de la scène et me fit rebondir sur mon canapé. Push It était pile dans mes goûts de l’époque et j’en adorais chaque seconde. Je bombardais derechef le standard téléphonique de la VRT. C’est Roxane qu’il me fallait. Surtout, son brushing so naughties, sa chorégraphie so camp et son corset en faux python. Mémorable ! Le jury lui reprocha, à juste titre, une prestation vocale pour le moins médiocre, mais lui attribua malgré tout sa note maximale. Roxane, mannequin à ses heures, atteint la demi-finale où elle fut, elle aussi, éliminée, nouveau petit chagrin personnel.

Mettons un instant de côté la troisième éliminatoire et sautons dans le temps, au dimanche 29 janvier 2006. Lors de cette quatrième et dernière éliminatoire, je fus conquis par deux autres prestations. La première était celle d’une multirécidiviste ayant déjà tenté sa chance en 1993 et 1999 : Petra De Steur, ici réincarnée en La Sakhra. Son Wonderland était un hommage aux comédies musicales de l’âge d’or d’Hollywood. J’en fus surpris, mais ravi. Il flottait sur ces trois minutes un parfum délicieusement désuet et Petra se révéla une excellente interprète, pétillante comme une coupe de champagne rosé. Elle se qualifia aisément pour la demi-finale, qu’elle remporta dans un fauteuil, portée aux nues par les quatre jurys. En finale, elle réussit l’exploit de décrocher la deuxième place.

Mais la concurrente qui emporta mes faveurs, ce soir-là, fut Belle Perez, à l’époque ma chanteuse belge préférée. Elle nous offrit El Mundo Bailando, espagnolade enflammée typique de la seconde époque de sa carrière. Trois ans plus tôt, elle avait abandonné ses productions pop et emprunté cette nouvelle piste musicale couronnée de succès. Belle avait participé une première fois à la sélection belge, en 1999, mais été éliminée en demi-finale. Devenue une chanteuse reconnue en Flandre, elle jouait sur du velours. De fait, avec mon soutien, elle remporta son éliminatoire. Troisième en demi-finale, elle termina également troisième en finale, entre La Sakhra et Brahim. El Mundo Bailando devint ensuite son premier et unique single numéro un des ventes en Belgique.

À présent, oublie tout ce que je t’ai raconté. Oublie Katerine, Belle, Roxane, Petra et Brahim. Oublie ces trois soirées et ne songe qu’à celle du dimanche 22 janvier 2006. Imagine-moi sur mon canapé, imagine mon épiphanie : la rencontre avec mon Léviathan eurovisionesque, avec celle qui emplirait mon existence complètement et absolument dans les quatre prochains mois, celle qui m’offrirait mes joies d’Eurofan les plus intenses et les plus précieuses, celle qui occuperait une place unique dans ma vie d’amoureux du Concours, celle par qui je devins un fanatique acharné et insatiable de l’Eurovision, celle enfin qui me briserait l’âme en mille morceaux et manquerait de me faire rater ma vie. Cher Eurofan confiné : Kate Ryan.

Sa légende a pâli, son souvenir s’est estompé, le bonheur ressenti s’est fané, même la blessure s’est refermée. Ne reste à présent qu’une sensibilité accrue à l’évocation de son nom et à la réécoute de sa chanson. À l’époque, en 2006, elle était l’une des chanteuses belges les plus connues en Europe. Elle avait sorti deux albums, en 2002 et 2004, et s’était taillé un grand succès avec ses reprises de Désenchantée, Libertine et The Promise You Made. Elle arrivait à l’Eurosong en terrain conquis, avec un morceau original, qu’elle avait co-écrit.

Sa chanson, sa prestation, ces trois minutes suscitèrent en moi un torrent extraordinaire et inédit d’enthousiasme et d’ivresse eurovisionesque. Kate me foudroya et j’en fus convaincu à un point inimaginable : c’est elle qui devait remporter cette sélection. Plus encore : je crus aussitôt en ses chances de victoire au Concours. En nos chances de victoire. Je vis déjà la Belgique remporter l’Eurovision. Vingt ans précisément après Sandra Kim. Cette certitude s’ancra en moi et ne me quitta plus jusqu’au 18 mai.

L’Eurosong fut une promenade de santé pour Kate, qui remporta son éliminatoire, sa demi-finale et enfin, la grande finale. Portée par le jury international et les téléspectateurs, dont moi, elle triompha et devint la représentante belge pour l’Eurovision 2006.

Les médias belges, spécialement flamands, prirent fait et cause pour elle. La VRT, certaine de tenir enfin une opportunité de victoire, ne lésina sur aucun moyen. La couverture médiatique fut générale et le moindre pas de Kate, repris et commenté à n’en plus finir. Je baignais, quant à a moi, dans une douce euphorie.

Je n’étais pas le seul à y croire : le ministre flamand de la culture lui attribua une prime spéciale de 60.000 euros. Une décision franchissant assez les limites de l’acceptable, qui fut vivement critiquée, mais qui permit à Kate d’entamer une vaste tournée promotionnelle en Europe. Quelques semaines plus tard, elle nous gratifia d’un vidéoclip, diffusé en boucle sur les chaînes musicales flamandes.

Nous eûmes même droit à une version française, de la plus belle eau.

Sur ces entrefaites, le mois de mai était arrivé. L’ambiance était électrique. La VRT suivit Kate pas à pas dans ses préparatifs et ses répétitions. Le soir de la demi-finale venu, la Flandre arrêta son souffle. Des écrans géants avaient été dressés un peu partout. Cafés et bars diffusèrent la soirée en direct. Moi, tout petit moi, je la regardai seul, depuis mon canapé.

C’était une autre époque : celle de la demi-finale unique. Le jeudi soir, vingt-trois pays s’affrontaient pour l’une des dix places en finale. Là, les attendaient les quatorze qualifiés automatiques. Le procédé était injuste et intenable et ne dura que quatre années. Kate passa en septième position. J’attendais tout de cette prestation, j’en ressortis chancelant. Elle avait jeté aux oubliettes sa mise en scène de l’Eurosong, au profit d’un numéro inutilement complexe et alambiqué. Il apparut rapidement qu’elle avait perdu en confiance et qu’ajouté au stress de la situation, sa prestation vocale n’était pas à la hauteur. Il en résulta trois minutes emberlificotées et artificielles, dont n’émergèrent que les jambes de la chanteuse et l’erreur de la production qui durant une seconde, filma celles d’un cameraman en coulisses.

Je me tassais sur mon canapé, toute confiance envolée. Je m’accrochais pourtant à un dernier espoir. Il fallait qu’elle se qualifie, il le fallait, ma vie en dépendait. En dix minutes, mon rêve fut piétiné.

Il m’est difficile de te dépeindre avec des mots, les terribles sentiments que j’éprouvais sur le moment. Un mélange noir et profond de douleur, de désespoir, d’anéantissement, de solitude, d’incommensurable chagrin et de déception dévastatrice. Ce fut un choc terrible, violent, inouï. Jusqu’à la dernière enveloppe, je suppliai le ciel de nous accorder la qualification. Il n’en fut rien : Kate Ryan fut éliminée. Elle aussi en fut ravagée, intérieurement détruite. Ses suppporters partout en Belgique passèrent l’une des pires soirées de leur existence et tous, nous nous couchâmes comme en deuil, consternés de la chute de notre idole.

Je traversai les jours qui suivirent dans un état de prostration et de dépression profond. Ma joie de vivre m’avait abandonné, je ne souhaitais plus rien d’autre qu’extirper cette douleur de moi-même et ne plus rien ressentir. Je regardais malgré tout la finale du Concours, sans joie, sans conviction. Je me demandais longuement si cela valait la peine de m’intéresser encore à pareille source de souffrance.

Surtout que cette élimination faillit porter un autre coup fatal, à mes études cette fois. J’étais alors en troisième année de master à l’université de Bruxelles et en pleine session d’examen. Tandis que l’Euromonde regardait Athènes, j’étais plongé dans mes syllabus et mes livres académiques. La semaine de l’Eurovision coïncida malencontreusement avec les préparatifs du plus pénible des examens : droit public, prévu pour le lundi 22 mai.

Mais où trouver la force et le courage d’encore étudier après pareils épisodes ? J’envisageais sérieusement de baisser les bras, d’abandonner là les rouages institutionnels incompréhensibles de notre plat pays et de prendre le premier emploi venu. Étais-je idiot ? Le soleil brillait, j’étais enfermé et j’avais mal à l’Eurovision. Je fit un effort surhumain sur moi-même, poursuivis mes révisions coûte que coûte et me traînai de force jusqu’à l’examen. J’y pensais à Kate Ryan durant ses quatre heures et laborieusement, répondis aux questions posées. De retour chez moi, je me mis au lit et n’en bougeai plus de vingt-quatre heures.

Tout aurait pu s’arrêter là. Sauf que non, bien entendu. Par un miracle quelconque, j’obtins douze sur vingt à cet examen de droit public, réussis mon année et en 2009, décrochai mon diplôme. De son côté, tue et oubliée durant plusieurs mois, ma passion pour l’Eurovision se ranima dès les débuts de la Saison suivante et en mai 2007, délirant de bonheur, j’en suivis une autre édition. Un instant, un bref, j’avais envisagé de quitter l’Euromonde. Je m’y ancrai pour l’éternité. Six ans après cet épisode, je découvris l’Eurovision au Quotidien, avec les suites connues.

Quant à Kate Ryan, je ne l’oubliais jamais et lui demeure fidèle jusqu’à ce que jour. Elle, de son côté, poursuivit sa carrière sans relâche. Mais avec moins de lustre au fil du temps. Son dernier album date à présent de 2012. Depuis, elle a publié de nombreux singles et continue de se produire partout en Europe, lors de festivals essentiellement. Sa renommée est moindre, mais sa carrière, loin d’être terminée. L’an dernier, elle a d’ailleurs pris un tournant musical intéressant et publié deux singles de très bonne facture : Gold et Wild Eyes.

L’avenir reste à écrire. Que celui de Kate lui soit heureux et favorable. Que le tien soit empli de joie et de soleil. Quant au mien, je le devine déjà : il sera empli d’Eurovision.

Depuis Bruxelles, avec toute mon amitié.