L’Eurovision… au quotidien

YOANN B : Pour beaucoup d’entre nous, l’Eurovision est une passion que l’on vit plutôt dans une espèce de solitude. Je voudrais maintenant savoir comment tu vis cette passion du concours Eurovision au quotidien ? (J’adoooore ma blague!)…  Peux-tu me dire comment l’Eurovision est entré dans ta vie ? Et d’un point de vue plus large, quelle place a l’Eurovision dans ta vie ? Ce concours a-t-il changé des choses chez toi ? En toi ?

Toutes ces questions se rejoignent beaucoup dans l’idée. Mais tu vois ce que je veux te faire dire…

EUROVISTA : J’ai porté un intérêt au Concours Eurovision dès l’âge de sept ans. Parfois, je « m’auto-psychiatrise » pour essayer de savoir comment j’ai pu tomber dans la marmite aussi jeune. Et j’ai peut-être une explication…

J’ai vécu une enfance où la jeunesse n’avait pas trop son mot à dire. On nous mettait devant l’émission « Bonne Nuit les Petits » et à 20h, hop, juste après, on était obligés d’aller se coucher. Aujourd’hui, d’après ce que je vois des amis qui ont des enfants, les horaires sont beaucoup plus souples. Bref, je devais aller me coucher à 20h tous les soirs, alors que je n’avais pas sommeil. Je me faisais des films pas possibles : je m’inventais des monstres sous le lit, des araignées géantes qui tentaient de passer par la fenêtre, etc.

Tu vas me dire : quel rapport entre l’Eurovision et les monstres ? J’y arrive : l’Eurovision était un événement annuel chez nous. Ma mère regardait l’émission religieusement (aujourd’hui, elle le regarde en faisant des mots croisée). Et c’était donc la seule soirée de l’année où j’avais l’autorisation de rester éveillé. Donc, le premier Concours dont j’ai souvenir est celui qui s’est déroulé à 15 km de chez moi, à Luxembourg, en 1973. Je me souviens que l’émission était interminable pour un enfant de mon âge et que cette durée me réjouissait. Au final, je me suis endormi bien avant la fin de la dernière chanson. Mais au moins, je n’ai pas pensé aux monstres sous le lit. Voilà comment tout a commencé. 

Ensuite, je n’ai plus de souvenirs du Concours jusqu’en 1977. Là, j’ai suivi tout de A à Z. Mon père travaillait, ma sœur batifolait en boite et mon frère était à l’Armée. Je l’ai regardé seul avec ma mère et cette fois, c’est elle qui s’est endormie et qui a loupé la dernière victoire française en date. Je me souviens que cette nuit, j’ai eu du mal à dormir car je pensais toujours au Concours et à la victoire de la France. Pour moi, ça m’apparaissait comme un événement aussi important que gagner la Coupe du monde de foot. Plus tard, j’ai demandé à ma sœur de m’acheter le 45 tours de Marie Myriam.

Et voilà… Ma passion était sur les rails. Et le train n’a jamais déraillé depuis lors.

La place qu’occupe l’Eurovision dans ma vie ? Elle n’est pas si grande que ça, finalement. Je ne regarde pas souvent en arrière. Donc, quand un concours est terminé, pour moi, c’est terminé. Je ne le regarde plus. J’achète les DVD, mais ils restent vierges de toute lecture. Dès qu’un concours s’achève, je souffle. Je ne suis pas sujet au syndrome de la dépression post-Eurovision. J’ai tellement de centres d’intérêt autres que l’Eurovision, que l’été et l’automne, je ne pense que très peu au Concours. La fièvre revient généralement en début d’année, avec les sélections. Et à partir de là, le train repart. La passion reprend ses droits et je vis au rythme de l’Eurovision jusqu’à la grande finale. J’aime surtout découvrir une chanson et ensuite lire l’appréciation des fans en commentaire du blog (ça compte beaucoup pour moi), puis donner mon opinion. De la mi-mars jusqu’au grand soir, j’écoute toutes les chansons pratiquement tous les jours, au point de les connaitre par cœur. Et une fois la finale terminée, le soufflet retombe. 

Mon rapport avec l’Eurovision ? Un rapport ambigu (comme souvent lorsqu’il s’agit d’amour). J’aime les concours de notre époque. J’aime la façon dont l’émission a évolué, son modernisme croissant. En revanche, si j’étais très fan des concours des années 80 et 90, j’étais beaucoup moins fans des chansons qui étaient proposées. Je les trouvais en décalage complet avec la mode musicale de l’époque. Dans les années 80, je préférais écouter Madonna ou Pink Floyd, plutôt que Bobbysocks ou Herrey’s. Encore maintenant, je ne comprends toujours pas la raison pour laquelle les télévisions participantes envoyaient des chansons tellement figées dans le temps. On avait l’impression que c’était des chansons « spécial Eurovision » qu’on ne pouvait entendre que lors du concours et pas après. Il y a certes eu quelques exceptions comme la belle chanson de Johnny Logan en 1987 qui avait fait un beau succès commercial (hors France). Mais il y avait à l’époque trop de bluettes insignifiantes. C’est là, je pense, que l’Eurovision a perdu de sa crédibilité. Pour le coup, on pouvait vraiment étiqueter le Concours d’émission ringarde.

Il a fallu 1990 et Joëlle Ursull pour « débloquer » les mentalités. Puis Amina. Puis après, l’Angleterre s’y est mis avec Gina G. On avait là une chanson moderne (pour l’époque) qui, même si elle n’a pas gagné, a été un énorme tube. Même NRJ France s’est intéressée à la chanson en la diffusant très régulièrement.  Au fur et à mesure, les chansons sont devenues moins ringardes et plus dans l’air du temps.

Aujourd’hui, il reste encore des phénomènes de foire, mais une bonne partie des chansons est accessible à tous les publics. On le voit d’ailleurs : dès la diffusion des demi-finales, les téléspectateurs se ruent pour acheter les singles numériques des chansons qu’ils ont aimées.

Tu me demandes si l’Eurovision a changé quelque chose dans ma vie. Etant donné qu’elle est arrivée dans ma vie à un très jeune âge, la question devrait plutôt être : sans l’Eurovision, est-ce que ma vie aurait été la même ? Franchement, je n’en sais rien.

GLOIRE ET DEFAITE

Tu m’as beaucoup touché dans ta réponse. J’ai les images en tête. Ton enfance avec l’Eurovision, les monstres et les araignées (même ce mot seulement écrit me fait peur !)… Ceci dit, même dans les années 80, les enfants devaient se coucher à 20h30, après « Madame est Servie », sans avoir leur mot à dire… Sûrement pour ça que je n’ai pas de souvenirs de soirées télévision avec mes parents… Du moins pas avant ado, avec X-files le jeudi… Mais en tout cas, pas de souvenir d’Eurovision…

Mais en apprenant un peu à me connaitre dans les mails (car je parle aussi beaucoup, finalement), tu remarqueras que je suis quelqu’un qui a peu de souvenirs. J’oublie beaucoup. C’est un vrai handicap et parfois, j’en souffre beaucoup. Pourtant, je travaille énormément ma mémoire, avec le théâtre… Mais les souvenirs d’enfance, pour moi, c’est rare (et précieux !).

Depuis ton enfance, du coup, tu as vécu plusieurs années d’Eurovision. Tu dois avoir de merveilleux souvenirs emplis de joies, de tendresses, d’excitations… Et aussi des souvenirs plus « douloureux », j’imagine. Fait de défaites ou de déceptions. Quels événements eurovisionesques t’ont marqué ? Et gardes-tu une amertume vis-à-vis de certains résultats ? Ou dans le sens inverse, y a-t-il quelque chose dans ce Concours qui te fait encore réagir avec joie, surprise ou étonnement ? Je pourrais te citer des exemples pour savoir comment tu as réagis à telle ou telle victoire/défaite, mais je ne veux pas t’influencer… 

J’ai suivi tous les concours Eurovision depuis 1977, je n’en ai manqué aucun. Personne n’est venu m’embêter avec un mariage. Ça a bien failli en 2005, mais le mariage de mes amis s’est déroulé une semaine après Kiev. Et puis, pour l’armée que j’ai faite en 1989 (eh oui, c’était obligatoire à l’époque et ça durait un an), je devais être de garde le soir où Lausanne accueillait l’Europe de la chanson et j’ai prétexté le mariage de ma sœur pour pouvoir me faire remplacer. Elle avait bon dos ma sœur, elle qui était déjà mariée depuis huit ans ! Bref, celui qui me fera louper un Eurovision en direct, je crois qu’il n’est pas encore né. 

Des souvenirs, j’en ai énormément, bien sûr. Et pas que de l’Eurovision. Par exemple, je me souviens qu’en 1978, le concours n’a débuté qu’à 21h30 et à 20h00, j’ai regardé sur Télé-Luxembourg le film « Mademoiselle et son bébé » que je trouvais interminable. C’est dingue de se souvenir de ça, surtout du titre du film !  J’étais encore enfant à l’époque.

Durant toutes ces années, je crois bien être passé par toutes les gammes d’émotions. J’ai pleuré même, et à deux reprises. La première fois (et je ne l’ai jusqu’à présent dit à personne), c’était en 1986 lorsque les premières notes de la première chanson (celle du Luxembourg) ont démarré. Pourtant, je n’étais pas particulièrement fan de Sherisse Laurence et de l’amour de sa vie. Je crois que c’était dû au fait que j’attendais l’émission avec tellement d’impatience, que j’ai été obligé d’évacuer mon émotion. La deuxième fois où j’ai pleuré, c’est cette année lorsque Salvador a chanté à la demi-finale. J’ai d’ailleurs du mal a retenir mes larmes à chaque fois que j’écoute sa chanson. 

J’ai tremblé et eu des frissons en même temps : c’était à la finale 2014 lors du climax de « Rise Like A Phoenix« . Je me suis dit alors que cette chanson ne pouvait pas perdre. 

Certains votes m’ont mis dans un état pas possible. Il y a eut 1991 bien évidemment, mais aussi 1998 où je voulais tellement voir gagner Dana ! Mon vœu a été exaucé, mais mon petit cœur s’en souvient encore tant il battait fort. Et puis en 1979, j’aurais aimé voir l’Espagne remporter le Concours, j’aimais bien le concept des enfants avec leur petit message qu’ils délivraient à la fin. Aujourd’hui c’est sûr, ça fait nunuche. Mais à l’époque ça fonctionnait bien. J’ai été déçu par la victoire d’Israël sur le coup, mais avec le recul, je sais que c’était le meilleur choix à faire. J’ai été moins survolté en 1988 lorsque la Suisse a gagné à un point d’écart car, je peux l’avouer, je n’aimais pas « Ne partez pas sans moi », pas plus que « Go » qui se disputaient la victoire. Pour moi, Lara et son « Croire » était le choix qu’il fallait faire. Je n’ai donc pas été très touché par la victoire de Céline Dion. Là encore, avec le recul, c’était bien sûr le choix à faire, ne serait-ce que pour dire qu’une des chanteuses les plus populaires du monde a gagné l’Eurovision. 

Et puis, il y a eu la douleur. La seule durant toutes ces années : Amina. Il faut savoir que « Le dernier qui a parlé… » est et restera je pense encore longtemps ma chanson préférée de toute l’histoire de l’Eurovision, tout pays confondu. Je placerai « Euphoria » et « Amar Pelos Dois » sur le podium. La première fois que j’ai écouté la chanson, donc avant le concours, j’ai été… je ne sais pas comment l’expliquer : à la fois subjugué et terrifié. J’ai immédiatement accroché au titre, et j’étais vraiment content que, pour la deuxième année consécutive, la France ose la différence dans un concours qui a l’époque était bien trop figé. Mais j’étais terrifié car je n’avais aucune idée du classement qu’elle pourrait faire à Rome. Je pensais que les jurys n’allaient pas aimer, et pour moi, il était important qu’Amina fasse un bon score pour que l’Eurovision puisse franchir un pas et oser davantage dans les années à venir. J’y tenais beaucoup.

Bon, on connait tous le résultat, il m’a donné un mal de crâne pendant deux jours complets. Mais en même temps, son score m’a fait plaisir et pour le coup, j’étais fier de voir que les jurys européens avaient apprécié. Après, le règlement est ce qu’il est… Mais Carola, franchement !…

Je ne suis pas amer vis-à-vis des résultats. Du moment qu’une chanson gagne l’Eurovision, c’est qu’on lui a donné le maximum de points et que par conséquent, qu’on l’aime ou pas, sa victoire ne peut être que légitime. Ma seule amertume reste la victoire de Jamala, car « 1944 » a gagné l’Eurovision sans avoir été classée première. Comment peut-on faire gagner une chanson qui n’est ni en tête des votes des téléspectateurs, ni de celui des juges ? Cela n’a pas de sens. Après, comme je l’ai dit, le règlement est ce qu’il est, mais à mon avis il est mal fait. Il serait peut-être temps de tout revoir de ce côté-là. 

Je termine par l’émotion liée à l’histoire. Deux moments m’ont beaucoup marqué pendant les votes. D’abord je me souviendrai toujours du jury de la Bosnie Herzégovine en 1993, de l’ovation qui lui a été réservé lorsqu’on a réussi à capter, très mal, le porte parole du jury. C’était à l’époque où le pays était en guerre. Depuis mon salon, j’imaginais le jury planqué quelque part parmi les décombres de Sarajevo. J’avais la gorge nouée. Et la deuxième fois, j’en reviens à Amina. La guerre du Golfe venait juste de s’achever, et Israël donne 12 points à une chanteuse d’origine maghrébine. Et Amina, sous l’impulsion, est allé embrasser le couple de chanteurs israéliens. C’est aussi un des charmes de l’Eurovision, ces petits moments brefs mais tellement intenses ! 

A SUIVRE…