Cette Saison 2021 aurait dû se conclure dans la joie et l’allégresse. Celles des dernières sélections nationales, celles des présentations des derniers sélectionnés internes. Nous aurions dû être comblés de bonheur : après une année 2020 morne et désespérante, un an jour pour jour après l’annulation de l’Eurovision, le Concours 2021 comptait tous ses concurrents, toutes ses chansons. Nous aurions dû nous projeter dans l’avenir avec soulagement et satisfaction, penser au joli mois de mai, sans arrière-pensée.

Au lieu de cela, nous récoltons d’une macédoine amère de controverses sournoises, d’attaques virulentes et d’Eurodrames mesquins. Ce plat rebutant nous est servi en guise de dessert de notre Saison et vient en ruiner les effets positifs. À le détailler, une grande lassitude et une immense tristesse m’ont envahi. Qu’avons-nous fait, nous Eurofans, pour mériter cela, alors que nous ne demandons qu’à profiter de notre passion, alors que nous n’avons cherché querelle à quiconque, alors que nous nous efforçons d’insuffler de la légèreté dans notre quotidien ?

Une grave question existentielle sans réponse. Forcément sans réponse, puisque l’existence n’en fournit aucune. Elle n’est que contingence et destins individuels additionnés, loin de tout plan préconçu. Mais avant de sombrer complètement dans les gémissements et les lamentations, dressons une liste. À défaut de résoudre ces problèmes ou d’atténuer notre colère, cela aura le mérite de la cartographie cartésienne. Et qui sait ? Peut-être décrire les faits les rendra-t-il moins pénibles. Par ailleurs, si nous avons relayé sur notre site, plusieurs controverses, d’autres sont demeurées hors de nos colonnes, faute de place éditoriale. Cette liste servira également de mise à jour générale.

Donc, par ordre chronologique :

  • des personnalités religieuses, des groupements orthodoxes et des croyants chypriotes ont accusé El Diablo de porter un message satanique et de prôner le culte de Satan. Des manifestations se sont déroulées devant le siège de la télévision publique chypriote. L’Église chypriote a demandé au gouvernement d’intervenir, ce qu’il a refusé de faire. Le diffuseur et sa représentante ont subi des apostrophes véhémentes et des condamnations morales. Les employés de CyBC ont été pris à parti par téléphone et en personne sur leur lieu de travail. La police chypriote a procédé à une arrestation au moins ;
  • le représentant allemand a témoigné avoir reçu des messages haineux et homophobes, l’incitant à retirer sa candidature ;
  • la télévision publique arménienne a été contrainte de se retirer, faute de temps et de moyens pour préparer sa candidature. Le nouveau conflit au Haut-Karabagh entre les troupes azerbaïdjanaises et arméniennes s’est conclu par la défaite de ces dernières et un armistice très préjudiciable à l’Arménie. Depuis, le pays est plongé dans la tourmente et la contestation ;
  • la télévision publique biélorusse a choisi un groupe ouvertement pro-gouvernemental pour la représenter. La chanson a été accusée par l’opposition biélorusse de porter un message politique et de ridiculiser les partisans de la transition démocratique. Les Eurofans et les chefs de délégation ont protesté. L’UER a refusé la chanson, car ses paroles enfreignaient le règlement du Concours. La BTRC s’est déclarée innocente et victime d’une manipulation. Des négociations bilatérales ont conduit à l’accord d’un délai supplémentaire de deux semaines pour le diffuseur, qui a promis en échange de présenter une nouvelle chanson ;
  • la télévision publique nord-macédonienne et son représentant ont été violemment attaqués par une frange de l’opinion publique nationale. Cette dernière leur a reproché l’apparition d’un drapeau bulgare dans le vidéoclip officiel de leur chanson, ainsi que la double nationalité bulgare et nord-macédonienne de Vasil Garvanliev. Face au tollé, le diffuseur et le chanteur ont présenté des excuses et édité la vidéo. Les protestations n’ont pas décru, demandant la destitution de Vasil. La MRT, soumise à très rude pression, a été contrainte d’établir une commission pour examiner les faits et juger de sa participation à l’Eurovision 2021 ;
  • la représentante azerbaïdjanaise a été accusée de promotion pro-gouvernementale, ainsi que d’avoir ouvertement pris position dans le conflit opposant l’Azerbaïdjan à l’Arménie sur la question du Haut-Karabagh. Une pétition a été lancée pour sa destitution et la télévision publique azerbaïdjanaise a fait l’objet de demandes d’enquête approfondie ;
  • le représentant géorgien a été accusé d’insulter le Concours, ses organisateurs, les Eurofans et ses détracteurs, suite à des déclarations assez tranchées de sa part. Tornike se serait emporté à cause des nombreux messages critiques et haineux reçus suite à la publication de sa chanson. Pétitions et demande d’enquête ont été transmises à la GPB. Tornike a été contraint de publier un communiqué démentant les attaques à son égard et prouvant leur erreur ;
  • la représentante russe a été violemment attaquée par certains médias, hommes politiques, personnalités et internautes nationaux. Il lui a été reproché ses origines tadjikes, son soutien ouvert à la cause féminine et à la communauté LGBT+. Ses détracteurs ont déclaré qu’elle n’incarnait pas les valeurs russes et qu’elle était antipatriotique. Les critiques ont également déferlé sur sa chanson, accusée d’offenser la dignité des femmes russes et de violer la concorde nationale. La télévision publique russe a fait l’objet de demande d’examen et d’enquête sur ces sujets ;
  • la représentante maltaise a été accusée de sexisme et d’objectification d’être humain. Certaines images de son vidéoclip ont été attaquées pour leur représentation ouvertement sexualisée. Destiny a dû se défendre publiquement. Elle a rejeté les accusations portées à son encontre et détaillé son message, un message de pouvoir et d’indépendance féminine.

À la lecture de pareille liste, il est normal de ressentir des sentiments négatifs de colère, d’injustice, de dégoût, de tristesse et de dépit. Rarement l’Eurovision et ses participants auront été autant en but à la méchanceté, à l’étroitesse d’esprit et à la controverse gratuite. Cela en dit long sur notre époque de soubresauts et d’émergence de mondes nouveaux. Une époque déchirée et millénariste, pleine de promesses de lendemains meilleurs et pourtant, accablée de maux horribles comme le nationalisme, la xénophobie, le racisme, l’homophobie ou encore la misogynie. Une époque de transition dont l’aboutissement demeure celé dans les brumes opaques de l’avenir, hermétique à notre échelle humaine.

Que faire alors ? Vous avez été nombreux, y compris parmi nos rédacteurs, à s’indigner et à donner de la voix sur ce site, ainsi que sur les réseaux sociaux. C’est une étape importante. Il serait pire encore d’ignorer ces questions, de ne pas en parler et de les écraser sous une chape de plomb. Prendre publiquement la défense des artistes attaqués est une nécessité. Les soutenir verbalement peut s’accompagner d’un soutien financier. Écouter leurs chansons, acheter leurs albums, promouvoir leurs publications est une autre façon de les épauler. Augmenter leur popularité en parlant d’eux à votre entourage, les faire découvrir à vos amis, à votre famille, loin d’être une mesure dérisoire est au contraire une coup porté à ceux qui souhaitent les réduire au silence.

Éclairez-vous également l’esprit. Derrière ces épiphénomènes, se dissimulent des motifs historiques et sociologiques qui nécessitent d’être compris par tous les Eurofans. À vos lectures, à vos Lumières ! Le moment est choisi pour vous replonger dans l’histoire des religions et des monothéismes. Quand la figure du Diable est-elle apparue dans la tradition judéo-chrétienne ? Quelles sont les hypothèses les plus vraisemblables à ce sujet ? Et quels rapports avec le panthéon babylonien ? Reparcourez l’histoire tourmentée de l’île de Chypre. Quel rôle a joué l’Église orthodoxe dans la constitution de la nation chypriote grecque ? Que nous apprend la vie et la personnalité de son premier président, l’archevêque Makários III ?

Réexaminez l’expansion de l’Empire russe, sa chute, son remplacement par l’Union soviétique, la chute de cette dernière et les conflits réitérés qui en sont la conséquence. Voyez les points communs entre le démantèlement de l’Ukraine et de la Géorgie, le conflit au Haut-Karabagh et le sort des Arméniens. Discernez les actions des dirigeants russes, du tsar Nicolas II à Vladimir Poutine, en passant bien évidemment par Staline et son immixtion préjudiciable dans les destins de ces pays alors satellites de la Russie. Révisez enfin les termes des traités iniques de la Première Guerre Mondiale : Versailles, Saint-Germain-en-Laye, Trianon, du pire de tous, celui de Sèvres, ainsi que du moins connu, celui de Neuilly, qui contraignit la Bulgarie à céder de vastes portions de son territoire au royaume des Serbes, Croates et Slovènes, à commencer par la ville de Strumica.

Ceci étant fait, vous comprendrez mieux les tenants et aboutissants de ces controverses. Il vous sera alors loisible de vous informer sur les devenirs et les tourments de Malte, pays et société plongés en plein doute existentiel et qui se cherche un chemin parmi les ténèbres de sa scène politique, médiatique et sociétale. Vous en déduirez que partout les opinions publiques sont chauffées à blanc, que l’éristique est devenue une norme philosophique et que tous les prétextes sont bons pour en découdre avec les personnes aux opinions divergentes, au-delà des notions de décence et d’humanité.

L’Eurovision est hélas la victime collatérale de cet air du temps. Cela nous touche au cœur. Nous l’avons souligné ici et à de multiples reprises : malgré tout, nos moyens d’action demeurent limités. Il nous est impossible d’intervenir, en tant qu’Eurofans, dans le grand jeu des relations internationales. Nos articles et nos éditoriaux ne franchiront jamais les murs du Kremlin ou de la Maison-Blanche. Ils n’empêcheront pas les présidents des pays concernés de s’endormir la nuit venue. Néanmoins, à côté de la protestation et du soutien aux artistes, il nous reste un recours supplémentaire : celui d’élargir la notoriété du Concours.

Oui : faites-le découvrir et aimer autour de vous. Convainquez des membres de votre entourage, amis, parents, cousins, collègues, voisins, de le regarder. Communiquer-leur votre amour et votre passion pour lui. Montrez-leur à quel point il est un divertissement de haut vol. À quel point il est enthousiasmant, passionnant, prenant. À quel point il est riche artistiquement et humainement. Et préparez l’avenir : permettez à vos enfants, vos petits-enfants, neveux, nièces, filleul.es, cousin.es., petit.es.-cousin.es de le regarder avec vous de bout en bout. Partagez avec eux des moments privilégiés et faites-les succomber à leur tour à sa magie.

Ainsi, à votre échelle, vous assurerez la perpétuation de l’une des institutions les plus heureuses, les plus universelles et les plus unificatrices qui soit.

(avec la collaboration de Sakis)