history_book« They are desperate to win ! » Graham Norton parlait alors de l’Azerbaïdjan. Son fameux commentaire demeure vrai en 2016. Certains pays courent désespérément après une victoire à l’Eurovision, seraient prêts à tout pour mettre la main sur le micro de cristal. Pourquoi ? Voilà qui est intéressant. Car une victoire à l’Eurovision ne rapporte rien, ni sur le plan formel, ni sur le plan financier. Au contraire : le télédiffuseur vainqueur doit débourser des millions d’euros et se plier en quatre pour accueillir l’événement l’année suivante. L’on pourrait trouver ce sort peu enviable et certains ne se font pas faute de nous le rappeler… Malgré tout, beaucoup de télédiffuseurs participants se démènent corps et âme, investissent toutes leurs ressources et activent l’ensemble de leurs réseaux pour gagner.

Plus curieux encore : ces pays affamés de victoire ne le font pas pour des raisons musicales. Loin d’eux l’idée d’enrichir le patrimoine culturel et populaire européen. Non, ils en font une question de prestige, d’honneur, de gloire. Cela nous l’avions déjà analysé : le Concours Eurovision de la Chanson, programme de divertissement léger, compétition musicale internationale, relève plus du symbole que de la musique. Nous l’avons déploré, en véritables fans et amateurs de belles chansons, il faut s’y résoudre : des chefs d’état aux lambda, en passant par les directeurs des télévisions et aux contempteurs perpétuels, chacun investit le Concours de significations personnelles.

Au beau milieu de cet ouragan, un pays se distingue plus encore par son activisme et son remue-ménage : la Russie. Dieu qu’ils la veulent leur seconde victoire, nos amis russes ! Et Dieu qu’elle leur échappe ! Cela tourne au gag : les représentants russes se poussent, se pressent, s’époumonent, escaladent des murs invisibles, se balancent sur des tape-culs, chantent la paix sur Terre ou l’amour universel et… rien, nada, niets, nothing ! Ils repartent bredouilles, snobés par le public ou par les jurys (ou par les deux). Les parlementaires de la Douma tempêtent, s’indignent, hurlent au scandale, à la corruption, au dévoiement, voire à la perversité, mais toujours rien.

_AP61190Cette année encore, la délégation russe est arrivée sur un tapis rouge. La victoire était à portée de main, il suffisait à Sergey d’apparaître sur la scène du Globen pour embrasser Petra et Måns aux douze coups de minuit. Camouflet : Sergey a perdu à la minute finale. Camouflet supplémentaire (et probablement lié) : l’Ukraine l’a emporté avec une chanson pour le moins allusive aux torts russes durant la Seconde Guerre Mondiale. Ajoutez à cela les huées constantes qui accompagnent les représentants russes dès qu’ils débarquent à l’aéroport et vous comprendrez la rage de vaincre qui habite à présent les responsables de la télévision nationale.

Je ne jugerai pas, ni n’analyserai ces polémiques. Je me contenterai d’un constat musical : les chansons russes sont bien tournées et produites, mais restent bateaux, voire pompiers. Rien d’original, de surprenant ou de novateur sous le soleil. Et c’est à mon avis une explication de ces défaites à répétition. La télévision russe s’en remet toujours aux mêmes auteurs et producteurs, qui tournent en rond et répètent des formules prosaïques mille fois entendues. Voilà ce qu’il faudrait à la Russie : du sang frais, du nouveau, de l’audace, de l’audace, encore de l’audace et de l’authenticité.

Sur ces entrefaites, la question sur toutes les lèvres est celle de la participation russe en 2017. Viendront-ils ? Bouderont-ils ? Dans l’attente de leur décision, rouvrons notre livre d’histoire et penchons-nous sur les aléas de la Russie au Concours. Antoine vous l’a rappelé : après des années 90 en demi-teinte et deux années de retrait, la télévision russe est revenue pour le meilleur en 2000. Les médailles se sont accumulées et les moments cultes aussi. Revenons plus précisément sur ces occasions où la victoire a frôlé de ses ailes les concurrents russes avant de poser sur l’épaule d’un autre pays. C’est aujourd’hui et c’est notre classement partiel et partial de la semaine : cinq fois où la Russie a failli gagner l’Eurovision.

5. 2012 – Buranovskie Babuchki – Party For Everybody – Deuxièmes

Rien que d’écrire leur nom me replonge dans des états de rage incontrôlables… Oui, je les ai haïes ; oui, je les ai maudites ; oui, je continue à leur en vouloir. Aucun motif personnel, simplement lorsque l’on ne sait pas chanter, l’on n’a rien à faire à l’Eurovision. Car vous m’en direz ce que vous vous voudrez, vous ne m’ôterez pas de la tête que ces babouchkas étaient incapables d’aligner deux notes justes. Plus encore, leur Party For Everybody était une daube, une daube musicale de première. N’importe quel autre interprète se serait vautré avec cette sous-production, même Jamala, même Måns, même Conchita. Sans rire, même ABBA et Céline Dion n’y seraient pas arrivés. Mais six mémés oudmourtes, bien.  À la sélection russe, la dernière en date, elles battirent Dima Bilan et Julia Volkova en personne. Aucun respect… Elles remportèrent leur demi-finale, coiffant Rona Nishliu. Il fallut attendre la finale et rien moins que Loreen pour enfin leur barrer la route. Nos babouchkas finirent deuxième, sans jamais avoir menacé la candidate suédoise. Love Love Peace Peace l’a rappelé à notre bon souvenir : parfois cuire des gâteaux suffit pour se hisser au sommet et c’est à la fois injuste et injustifié.

4. 2006 – Dima Bilan – Never Let You Go – Deuxième

Dima est déjà une star dans son pays, lorsqu’il est choisi pour porter les espoirs russes à Athènes. Son passage à l’Eurovision le transformera en superstar… du moins en Russie et dans les pays russophones. Sur la scène du Concours, Dima offrit à l’Europe un spectacle digne de la diva qu’il est : mines et minauderies, danseuses du Bolchoï en tutu, piano blanc, pétales de rose, apparition surprise de l’esprit décédé de la Musique. Hélas, il aurait fallu plus que des sous-vêtements blancs et un mulet pour l’emporter face à Lordi. La victoire échappa à Dima, qui repartit deuxième, mais devint dans la foulée le meilleur vendeur de disques en Russie. En 2007, il remporte d’autres succès et repart à l’assaut du Concours l’année suivante. Il le remportera à Belgrade avec Believe, l’un des morceaux vainqueurs les moins inspirés de la décennie, voire du siècle, voire des soixante ans de l’Eurovision. Depuis, il est devenu le sparadrap du Concours : impossible de s’en débarrasser, de lui, de ses interprétations affectées et de ses gimmick, abondamment cités dans Love Love Peace Peace (ce qui n’est pas un compliment).

3. 2015 – Polina Gagarina – A Million Voices – Deuxième

Ils ont bien failli, l’an dernier, nos amis russes ! Ils ont bien failli l’emporter. La lutte aura été épique avec la Suède et il aura fallu attendre le vote du vingt-septième pays pour que Måns prenne un avantage décisif. Tout y était pourtant : une bien belle ballade appelant à la paix sur Terre, interprétée par une sublime jeune femme drapée de blanc, dans un décor de galaxies étoilées. Polina Gagarina, elle aussi une star en Russie, donna de la voix dans une interprétation parfaite, étouffa un sanglot au terme de ses trois minutes, n’échappa pas à quelques huées, fut moult fois interviewée par Conchita, mais nenni : la victoire (orientée par les jurys) préféra Måns et son pantalon de cuir. La Russie repartit les mains vides. Caramba, encore raté ! Polina, quant à elle, poursuit sa carrière et tourne sur un fauteuil dans la version russe de The Voice. Ouvrons une parenthèse et réfléchissons à ces thèmes que la Russie pourrait aborder au Concours pour l’emporter à nouveau : la concorde universelle, la paix kantienne, le pacifisme, le respect du droit international, le code de la route, le respect des minorités sexuelles,… La liste semble sans fin…

2. 2003 – t.A.T.u. – Nje Vjer, Nje Bojsa – Troisièmes

Paradoxe : les interprètes russes à être passées le plus près de la victoire ont finalement terminé troisièmes. Rageant ? Tout dépend qui était votre champion en 2003… Souvenez-vous : la télévision russe avait choisi pour la représenter à Riga, le sulfureux groupe t.A.T.u. C’était une autre époque : Lena et Yulia remportaient un succès colossal partout dans le monde en se mamourant et en mettant en scène leur homosexualité supposée. Elles débarquèrent sur la scène du Concours avec trompettes et fanfares et surtout, en divas. Elles manquèrent des répétitions, snobèrent des conférences de presse, se montrèrent insupportables et coururent sur les nerfs des organisateurs. Elles annoncèrent un baiser langoureux sur scène, provoquant de peu la mort par arrêt cardiaque de Svante Stockselius. L’UER les menaça de disqualification, elles renoncèrent. Ces péripéties se sentirent nettement durant leur prestation qui manquait cruellement de pratique et de poli. Les points affluèrent malgré tout et les donzelles remportèrent le plus grand nombre de « douze points ». Le vote de cette année-là est demeuré célèbre pour son insoutenable suspense. Les t.A.T.u. terminèrent à trois points de Sertab, mais durent se contenter de la médaille de bronze. Elles se consolèrent avec le Prix Barbara-Dex (qui à mon humble avis, aurait plutôt dû couronner Mando). Lena et Yulia connurent d’autres succès, firent des pauses, se séparèrent, se retrouvèrent, revinrent un peu sur leur relation lesbienne, avant de se fâcher définitivement en 2014. Sur ces entrefaites, le Concours s’était ouvert aux baisers entre femmes. La Russie, par contre…

1. 2000 – Alsou – Solo – Deuxième

Ce classement étant subjectif, il est remporté par Alsou, ma chérie, ma princesse de l’an 2000, celle que j’aurais tant voulu voir gagner, cette année-là. Mais il suffit aux Olsen Brothers de monter sur la scène du Globen pour l’emporter. Ils survolèrent le vote du début à la fin, sans laisser aucune chance à leurs concurrents. La Russie termina deuxième avec un retard de quarante points. Et pourtant, Alsou, ses danseurs et son haut doré auraient bien mérité la victoire. Solo demeure ma chanson eurovisionesque russe préférée. Elle était un signe avant-coureur : celui d’une omniprésence de la Russie au Concours. De son côté, Alsou, déjà une immense star dans son pays, se lança à la conquête du monde, avec moins de réussite. Elle revint à ses amours russes et fit d’autres apparitions au Concours, comme présentatrice et porte-parole. Wikipédia m’apprend qu’elle a épousé un milliardaire et qu’elle est mère de famille, entre Londres et Los Angeles. Quant à sa carrière cinématographique, elle a fait plouf. Il faut dire aussi… (Oui, je l’ai vu !)

Écrire cet article me cause une Schadenfreude, une joie maligne. Oui, je suis un monstre ; oui, j’aime détester la Russie ; oui, j’adore la voir perdre année après année. Pourquoi ? Parce que je suis idiot, parce que c’est la Russie, parce que j’ai une opinion médiocre de ce pays en général, parce que leurs chansons n’apportent rien au Concours, parce que leurs responsables ont le melon, parce qu’ils sont mauvais perdants, bref pour un ensemble de fausses raisons. C’est petit, c’est mesquin, c’est moi. Pardonnez-moi…

BONUS

La victoire est une question d’attitude… ou pas ! Mon exemple préféré demeure Alla Pougatcheva. En 1997, Alla est choisie par la télévision russe pour la représenter à Dublin. Elle est alors l’artiste la plus célèbre et la plus récompensée de son pays, ayant débuté sa carrière en 1965 et l’ayant déclinée au théâtre et au cinéma. Elle arrive en Irlande drapée dans son statut de légende vivante, convaincue jusqu’aux tréfonds de son âme qu’elle va gagner, puisqu’elle a déjà tout gagné auparavant. Accompagnée de son mari de l’époque, l’inénarrable Philipp Kirkorov, elle se déplace partout en grand équipage de limousines, avec les fastes d’une grande-duchesse, tout en étant harcelée par une nuée de paparazzis russes à ses trousses. Le tout à la plus grande stupeur des Dublinois et des autres concurrents… qui ignorent totalement qui elle est. Car voilà le drame : la renommée d’Alla n’a que peu traversé les frontières du bloc soviétique et les limites de la communauté russe internationale. Les jurés européens, aveugles à son aura, la jugeront sur sa seule chanson, le métaphorique Primadonna, qui hélas, est en déphasage total avec sa décennie et le Concours tel qu’on l’entendait alors. Alla termine quinzième et repart toute honte bue. Rassurez-vous pour elle : elle se porte bien, sa carrière n’en a pas souffert et surtout, la chanteuse est plus jeune que jamais. La musique est décidément une fontaine de jouvence…