highs-lows-book-launch1Il suffit parfois d’un rien, d’une queue de cerise, d’une note, d’un poil de barbe pour susciter la controverse et le scandale. Les réseaux sociaux se déchaînent, les médias font monter la mayonnaise, les belligérants éructent devant micros et caméras, les honnêtes citoyens regardent passer, incrédules, ce train vociférant. Le soufflé finit par retomber de lui-même, dégonflé par la vacuité de son objet ou simplement chassé par le suivant.
Notre Concours favori n’est pas étranger à ces curieux phénomènes. Chaque année, la sphère médiatique, insatiable par essence et par nature, tente de s’en nourrir, se concentrant sur ses aspects les plus extrêmes, oubliant le reste, négligeant les subtilités de son processus dramatique. Une drag-queen barbue, des Polonaises au balcon bien garni, des députés russes mal embouchés, des jurés géorgiens véreux, une dernière place moustachue… Est-ce donc à cela que se limite l’édition 2014 ?
Non, bien sûr. Mais pourtant, au fond de nous, nous sommes enclins à l’évidence : l’important est encore que l’on parle du Concours. En bien ou en mal, mais que l’on en parle. Alors, oui : un petit scandale de temps à autre, un coup d’éclat, des réactions outrées, cela attire la lumière. Et tout un chacun de se remémorer le charivari causé par la victoire de Dana International en 1998, par celle de Lordi en 2006 et bien sûr, par le plus épouvantable scandale de toute l’histoire du Concours : l’élimination de Kate Ryan en demi-finale, la même année. Hommage ici
Il y en eut d’autres… Vous en souvenez-vous ? Seriez-vous capables de les nommer et d’expliquer les raisons de ces pataquès ? Dans le cas contraire, un nouveau chapitre de notre livre d’histoire sur l’étagère vous rafraîchira la mémoire.

Aujourd’hui donc : cinq autres artistes par qui le scandale arriva.

1. 1965 – Suède – Ingvar Wixell – Absent Friend – 10e place

Lorsque le 20 mars 1965, sur le coup de 21h34, le représentant suédois Ingvar Wixell monta sur scène pour interpréter sa chanson, Annorstädes Vals (Valse d’ailleurs), nul ne pouvait prévoir qu’il allait briser les Sept Sceaux et déchaîner les opinions pour l’éternité. Car lorsque Wixell ouvrit la bouche, il en sortit… de l’anglais ! Prenant de cours la production, l’orchestre, sa délégation, les commentateurs, la présentatrice, les spectateurs et toute la machinerie de l’UER, Wixell chanta Absent Friend, l’adaptation anglaise d’Annorstädes Vals. Il devint ainsi le tout premier artiste de l’histoire du Concours à chanter dans une langue autre qu’une des langues nationales de son pays. Le scandale fut immense et les autres délégations protestèrent de façon virulente auprès de l’UER de la déloyauté de pareille pratique. Force leur fut d’admettre pourtant que le règlement n’avait rien prévu à ce propos. Les pères fondateurs du Concours avaient tenu pour acquis, mais implicitement, que les pays participants chanteraient dans leurs langues nationales. Wixell venait de rompre là la concorde quiète régnant sur la question. Depuis, la controverse n’a jamais cessé, entre partisans et opposants.

2. 1974 – Italie – Gigliola Cinquetti – Si (Oui) – 2e place

Tout le monde se souvient de Gigliola Cinquetti, pour sa victoire au Concours, en 1964, avec Non Ho L’Eta, première victoire mythique et première chanson gagnante de l’Eurovision à avoir rencontré un succès planétaire, jusqu’au Japon même. Dans notre chapitre précédent, nous avions expliqué qu’en 1966, elle avait remporté le Festival de San Remo avec Dio, Come Ti Amo, mais que la RAI lui avait préféré Domenico Modugno. En 1974, la télévision publique italienne décida de recourir à une sélection interne et élut à nouveau Gigliola pour la représenter à Brighton. À peine dévoilée, la chanson retenue suscita une controverse épique en Italie. Les censeurs s’insurgèrent et réclamèrent un boycott. La pauvre Gigliola se vit interdite d’ondes et sa campagne publicitaire fut étouffée dans l’œuf. La raison de ce ramdam ? L’Italie était alors en plein référendum : les Italiens étaient appelés à se prononcer pour ou contre l’abrogation de la loi permettant le divorce. La chanson de Gigliola, Si (Oui), fut accusée d’influencer les électeurs. La presse étrangère et les parieurs n’en tinrent pas compte et attribuèrent la victoire à Gigliola. Sauf que le samedi 6 avril, sur le coup de 21h35, coup de théâtre : Gigliola termina deuxième, la loi sur le divorce fut maintenue après la victoire du non et Si put enfin être diffusé sur les radios et télévisions italiennes.

3. 1984 – Royaume-Uni – Belle & The Devotions – Love Games – 7e place

Que se passa-t-il exactement dans la tête du public, assis dans les gradins du Grand Théâtre de Luxembourg, en ce samedi 5 mai 1984 ? Voilà qui demeurera à jamais l’un des plus grands mystères de l’histoire du Concours. À 21h30, l’impensable se produisit, devant l’Europe entière et les grands-ducs héritiers présents dans la salle : les invités luxembourgeois, pourtant triés sur le volet, huèrent les représentantes anglais, Belle & The Devotions, au terme de leur prestation. Une certaine idée du Concours mourut ce soir-là à Luxembourg, Kit Rolfe et ses comparses, Laura James et Linda Sofield, devenant les toutes premières artistes de l’histoire de l’Eurovision à se faire prendre à partie par le public. Le pli était marqué, qui allait devenir récurrent, puis habituel, voire attendu, dès les années 2000 et ne fit pas exception en 2014, où les représentantes russes se virent huées à chacun de leurs pas. Les raisons profondes de l’incident matriciel demeurent encore et toujours impénétrables. Deux possibilités ont été évoquées : une réaction à la mise à sac de la ville de Luxembourg, en novembre de l’année précédente, par des hooligans anglais, ou une réaction à un trucage de la prestation, les chœurs étant apparemment chantés par des choristes, dissimulées dans le décor, et non par James et Sofield.

4. 2003 – Russie – t.A.T.u. – Nje vjer, nje bojsa (Ne crois pas, n’aie pas peur) – 3e place

Lorsqu’en 2013, la chanteuse finlandaise Krista Siegfried embrassa sur la bouche l’une de ses choristes, à la fin de sa prestation, elle inaugura le premier baiser lesbien de l’histoire du Concours, au grand dam de certains politiciens russes, toujours vocaux lorsqu’il s’agit de s’aimer entre personnes aléatoirement pourvues par la Nature des mêmes paires de chromosomes. Où étaient-ils dix ans auparavant ? Plus piquant encore : pourquoi l’UER menaça à l’époque de disqualification les candidates russes, qui avaient annoncé qu’elles s’embrasseraient sur scène ? Mais reprenons les choses dans l’ordre. En 2002, l’Europe et le monde furent conquis par un duo russe, composé de la rousse Lena Katina et de la brune Yulia Volkova : t.A.T.u. Toutes deux étaient supposées entretenir une relation homosexuelle, bien qu’il s’agissait en réalité d’une ruse commerciale. Choisie par la télévision publique russe pour les représenter au Concours en 2003, le duo fut aussitôt donné gagnant par les observateurs et les parieurs. Dès qu’elles posèrent un pied à l’aéroport de Riga, Katina et Volkova suscitèrent autour d’elles, une atmosphère de scandale et de controverse, multipliant les déclarations chocs et les caprices de stars, arrivant en retard aux répétitions, en manquant certaines et en ne se présentant pas aux conférences de presse. Déjà certaines de leur victoire, elles ne virent point l’abîme sous leurs pas, suscitant l’ire de la production, des fans, des responsables de l’UER et de quasiment la Lettonie toute entière. Elles furent conspuées par le public du Skonto Hall, livrèrent une prestation oubliable et échouèrent à la troisième place, après une procédure de vote anthologique. Elles remportèrent le prix citron Barbara Dex et par la suite, leur carrière ne connut plus jamais les mêmes hauteurs.

5. 2006 – Islande – Silvia Night – Congratulations – 13e place en demi-finale

L’humour est une valeur à la fois universelle et fort relative : celui des uns laisse de marbre d’autres. Le Concours demeure à ce titre un choc des cultures humoristiques : ce qui fait rire ici, fâche là-bas. Et tout fan assidu pourra en outre vous le confirmer : l’on peut se moquer de beaucoup de choses, mais mieux vaut éviter de chatouiller le pays hôte et les organisateurs du Concours à propos de la qualité de leur accueil et du spectacle. Joignez l’un à l’autre et vous obtiendrez Silvía Night. Sorti casquée de l’imagination de la comédienne islandaise Ágústa Eva Erlendsdóttir, Silvía Night est un personnage au sens propre (puisqu’elle est purement fictionnelle) et au sens figuré (puisqu’elle est dotée d’un caractère flamboyant et outré). La nuance, subtile, entre les deux, était bien saisie par le public islandais, qui l’avait déjà vue à la télévision et qui lui avait permis de remporter le Söngvakeppni Sjónvarpsins. Mais elle échappa totalement aux spectateurs européens et surtout, aux organisateurs grecs. Silvía eut aussi le chic pour transformer chacune de ses apparitions à Athènes en festival situationniste. Ses extravagants happenings dépassèrent les limites : elle se moqua ouvertement des autres participants, souvent personnellement, allant jusqu’à accuser la chanteuse suédoise Carola de vouloir l’empoisonner pour s’assurer de la victoire. Elle insulta les journalistes, cracha sur l’un d’entre eux, frappa ses danseurs, ridiculisa les organisateurs et prit grand soin de moquer chaque aspect de la culture et de l’histoire grecque. Elle parvint ainsi à se faire huer dès qu’elle mit les pieds sur la scène de l’Olympic Arena, le premier jour des répétitions. Le soir de la demi-finale venu, le public dans la salle se déchaîna contre elle. Au final, cette hystérie collective déboucha sur… l’élimination de l’Islande.

« Moi, j’vous l’dis : l’Eurovision, c’est p’us d’la chanson ! C’est à celui qui s’fera le plus’remarquer ! Et vas-y que j’me déshabille sur scène et vas-y qu’j’roule des patins à tout le monde… » Que répondre à Madame Michu ? Le scandale est souvent l’arbre qui cache la forêt. Il tend à faire oublier aux spectateurs et aux critiques du café du coin l’essence-même du Concours : réunir au moins un soir par an l’ensemble des peuples et nations du monde et les faire communier quatre heures durant à l’unisson. Et si vous aviez encore quelques doutes à ce propos, voici au moins quatre raisons d’oublier les faux scandales et de remercier le Concours d’exister : primo, secundo , tertio , quarto.

Bonus

Il en fallait bien une pour ouvrir le bal. La toute première controverse de l’histoire du Concours se produisit en 1963 et concerna ni plus ni moins que le résultat final de cette édition. Cette année-là, un nouveau système de vote fut introduit : les jurés virent leur nombre passer de dix à vingt. Chacun d’entre eux devait attribuer 1, 2, 3, 4 et 5 points à ses cinq chansons préférées. Les points étaient ensuite additionnés et les cinq chansons arrivées en tête de ce classement, recevaient 1, 2, 3, 4 et 5 points de l’ensemble du jury national. Quant au porte-parole du jury, son tour venu, il devait énoncer dans l’ordre : le numéro de la chanson, le nom du pays et le nombre de points attribués. Or, lorsque Katie Boyle l’interrogea, le porte-parole norvégien, Roald Øyen, ne respecta pas la procédure. Après avoir été repris par Boyle, il demanda à être rappelé à la fin du vote. Cependant, lorsque son tour revint, Øyen lut des résultats forts différents. La conséquence fut immédiate : la Suisse fut rétrogradée à la deuxième place, après avoir mené seule en tête, et le Danemark décrocha le Grand Prix. Aussitôt, émergèrent des soupçons de fraude et de collusion, afin de permettre une première victoire d’un pays scandinave au Concours. Il s’avéra par la suite que les responsables de la télévision norvégienne n’avaient pas compris distinctement tous les points de la nouvelle procédure et avaient dû procéder en catastrophe à un nouveau vote. Lorsque Boyle appela Øyen, le président du jury norvégien était encore occupé à additionner les votes des jurés. Pris de cours, le porte-parole aurait alors lu les résultats provisoires. La conséquence de ce scandale fut l’introduction dès l’année suivante, de ce qui allait rapidement devenir un monument du Concours : le superviseur exécutif.