Quand on y réfléchit, il y a deux catégories de pays sur cette Terre : la France et les autres. Je suis très fière d’appartenir à la première et d’être Française. Cela, vous l’aurez compris de longue date. Je m’enorgueillis de voir notre chère patrie briller en de si nombreux domaines, scientifiques, artistiques, technologiques, caritatifs ou encore sportifs. Les autres nous admirent et nous envient. Je les comprends. Ils sont des millions à se déplacer chaque année pour contempler les splendeurs du patrimoine français. Je les en remercie et espère qu’ils nous reviendront bientôt, une fois la crise sanitaire terminée.

Hélas, il est une compétition qui nous résiste encore et toujours : l’Eurovision. Et cela me navre, car elle est particulièrement chère à mon cœur. Chaque année, j’y crois (ou presque – je me doutais que les zigotos de 2014 nous emmèneraient droit dans le mur). Chaque année, je suis déçue (ou presque – le petit Amir, en 2016, malgré sa chanson pour pré-pubères, m’a rendu fière). L’annonce du retour d’une sélection nationale l’an prochain m’a regonflé les voiles.

Je profite donc de cette série, étroite fenêtre de liberté « magnanimement » accordée par vous-savez-qui, pour lancer un appel à la directrice de la délégation française, Madame Redde-Amiel. Sachez, Madame, que je me tiens à votre entière disposition. Plus que toute autre, je serai à même de vous conseiller et de vous guider pour produire cette sélection et pour en choisir les concurrents. Ma grande expérience de l’Eurovision et mon goût musical reconnu et attesté vous seront d’une aide précieuse. Enfin, mon célèbre esprit de répartie vous aidera à moucher les petits imbéciles qui ne manqueront pas de critiquer vos choix judicieux.

Dans l’attente de votre message, j’ai déjà réfléchi à l’essentiel : le titre. Vous avez songé à « Un Eurovision France ». Je vous en félicite. Il est important de mettre en avant le nom de notre pays et notre démarche patriotique. Je vous suggère humblement d’autres propositions, tout aussi marquantes : « Vive la France ! », « J’aime la France ! », « Une victoire française ! » ou encore « En avant, la France ! ». Bien entendu, s’il faut ajouter une référence au Concours, je vous suggère : « L’Eurovision pour la France ! », « L’Eurovision, c’est la France ! », « La France aime l’Eurovision ! » ou encore « Notre belle France à l’Eurovision ! ».

Je vous laisse réfléchir à tout cela, chère Mme Redde-Amiel, et demeure à votre entière disposition. Je vous recommande à présent une lecture attentive de cet article. Certes, parce que je l’ai écrit. Surtout, parce qu’il vous renseignera sur quelques erreurs à ne pas commettre pour réussir sa sélection nationale. Vous pardonnerez par avance les sottises qui y seront exposées. Elles sont véridiques. Mais comme dirait notre Seigneur : « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »

C’est une sélection nationale peu suivie par les Eurofans francophones, hormis quelques acharnés. Elle est pourtant pourvoyeuse de maints Eurodrames et de moult remous. Après avoir examiné ensemble des cas eurodramatiques ayant des répercussions sur le Concours lui-même, penchons-nous aujourd’hui sur une longue suite de rebondissements internes, limités à la sélection, invisibles et inconnus de téléspectateurs lambda. Et partons pour une contrée si proche et si lointaine : la Biélorussie.

2010

Notre histoire débute en 2010, année parfaite pour une rétrospective décennale. Elle marque l’entrée sur la scène eurovisionesque d’un personnage omniprésent et omnipotent en Biélorussie : le président Lukashenko. Dans nos pays francophones, républiques ou monarchie, il nous semblerait incongru, voire scandaleux, voire anti-démocratique, que le président ou le premier ministre se mêle de la sélection nationale pour l’Eurovision. Mais en Biélorussie…

Insatisfait des deux éliminations consécutives de son pays en demi-finale, en 2008 et 2009, Lukashenko se fâche et sévit. Il ôte la sélection nationale du premier diffuseur national, la BTRC, pour la confier au deuxième, l’ONT. En juillet 2009, l’ONT lance ses préparatifs pour 2010 et annonce une sélection nationale intitulée provisoirement Song for Eurovision. Problème : l’ONT n’est pas membre de l’UER, point auquel Lukashenko avait omis de songer. Résultat : en septembre, l’UER retoque ses plans. Pour éviter une disqualification, l’Union avance une solution : un partenariat entre l’ONT et la BTRC, membre de plein droit. Néanmoins, elle menace : l’ONT ne peut utiliser la marque « Eurovision » pour l’instant, sinon elle écopera d’une plainte avec réparations. Le diffuseur est obligé de supprimer toutes les pages de son site mentionnant ses projets de sélection.

Contraint par les circonstances, Lukashenko renonce. La BTRC s’inscrit seule à l’Eurovision 2010. L’ONT organise malgré tout une compétition musicale, intitulée Cour musicale, avec l’intention non avouée que son vainqueur soit retenu pour l’Eurovision. Cette vraie-fausse sélection est remportée par Artyom Mihalenko.

Pressée par le temps et les circonstances, la BTRC opte pour une sélection interne. Son comité d’experts se décide au final pour… le groupe ayant terminé deuxième de la Cour musicale.

Ce groupe est alors composé de trois personnes : Elgiazar Farashyan, Yulia Shisko et… Artyom Mihalenko, qui ne perd donc rien au change. Ils ont cependant réorchestré leur chanson, Far Away, et se sont adjoints l’aide de deux chanteuses supplémentaires : Alena et Ninel Karpovich. D’où leur nouveau nom de 3+2.

Cependant, après réflexion, le groupe décide de changer de chanson. Trois jours avant la date limite de soumission des morceaux à l’UER, la BTRC annonce que le groupe interprétera Butterflies. Vous connaissez mieux la suite : portés par leurs ailes, le groupe atteint une modeste vingt-quatrième place en finale.

2011

Pour 2011, la BTRC reprend la main et opte pour une autre sélection interne. Après réception des candidatures, le diffuseur annonce en février qu’il sera représenté par Anastasia Vinnikova et sa chanson Born In Bielorussia.

Aussitôt, la polémique éclate, certaines strophes célébrant de manière très explicite l’époque communiste. La BTRC, embarrassée, annonce que les paroles seront modifiées. La nouvelle version est prévue pour début mars, sous le nouveau titre I Am Belarusian. Une semaine plus tard, rebondissement : il apparaît que la chanson a déjà été interprétée en public en juillet 2010, bien avant la date prescrite du 1er septembre. La BTRC est contrainte, en moins d’une semaine, de trouver une nouvelle chanson pour Anastasia. Ce sera I Love Belarus.

À Düsseldorf, Anastasia échoue à convaincre jurys et téléspectateurs. Elle termine quatorzième de sa demi-finale et l’aventure de la Biélorussie à l’Eurovision 2011 s’arrête là.

2012

À la rentrée 2011, la BTRC annonce ressusciter l’Eurofest, après ces deux années d’interruption. Suite à la période de candidatures, une demi-finale est organisée en décembre. Anastasia y est sortie au premier tour.

La finale, organisée en février 2012, voit s’affronter Uzari, Gunesh, Victoria Aleshko, Litesound et Alyona Lanskaya. Le vainqueur est déterminé par un vote combiné classique : moitié pour un jury d’experts, moitié pour les téléspectateurs biélorusses. Litesound remporte le vote du jury ; Alyona, celui du public. Au terme du décompte final, cette dernière décroche la victoire avec All My Life.

C’est alors que le président Lukashenko se manifeste à nouveau. La presse et l’opinion publique bruissent en effet de rumeurs accusant Alyona et son manager d’avoir manipulé le télévote. Mécontent, Lukashenko ordonne une enquête officielle, qui atteste de la manipulation. Douze jours après la finale, Alyona est disqualifiée et remplacée par les deuxièmes, le groupe Litesound.

Ce sont eux qui représentent la Biélorussie à Bakou, avec We Are The Heroes. Ils sont éliminés en demi-finale, n’ayant obtenu qu’une seizième place.

2013

En octobre 2012, la BTRC reconduit l’Eurofest pour l’Eurovision. Après avoir songé organiser une demi-finale, le diffuseur opte plutôt pour des auditions, procédure désormais culte. À leur terme, dix candidats sont retenus pour la finale, prévue pour décembre. Parmi eux, Uzari, Satsura, Nuteki ou encore… Alyona Lanskaya, peu échaudée par son Eurodrame 2012.

Au terme de la soirée, la chanteuse remporte à la fois le vote du jury et celui du public et est couronnée gagnante, avec sa chanson Rhythm Of Love.

Aucun soupçon ne pesant sur cette victoire, Alyona conserve sa couronne. Néanmoins, en janvier, la BTRC annonce qu’elle envisage de changer de chanson. De fait, en mars, la chanteuse publie Solayoh, son nouveau morceau pour Malmö. C’est la quatrième année consécutive que le morceau choisit initialement par le diffuseur est remplacé par un autre, un record inédit.

À Malmö, Alyona sort d’une boule à facettes géante et atteint une raisonnable seizième place en finale. Au passage, il s’agit toujours du deuxième meilleur résultat de la Biélorussie à l’Eurovision.

S’ensuivent quatre années de calme. 2014, 2015, 2016 et 2017 voient la Biélorussie se qualifier deux fois en finale et être éliminées deux fois en demi-finale. Puis arrive…

2018

Une nouvelle fois, la BTRC opte pour une sélection nationale. En janvier 2018, se tiennent les auditions. Onze candidats sont retenus pour la finale. Parmi eux, un chanteur d’origine ukrainienne qui a déjà défrayé la chronique eurovisionesque les semaines précédentes : Alekseev.

Initialement, Alekseev souhaitait participer à la sélection ukrainienne. Il avait soumis sa candidature au Vidbir et été retenu. Mais aux alentours de Noël, il rompt avec son producteur, Ruslan Kvinta, qui aussi le responsable musical du Vidbir. Alekseev se retire de la sélection ukrainienne et s’inscrit immédiatement à la sélection biélorusse. La BTRC retient sa candidature.

En janvier, Alekseev publie la version anglaise de son morceau, Forever, avec lequel il entend concourir. Aussitôt, la controverse s’enflamme : Alekseev a déjà interprété son morceau à de nombreuses reprises en public, avant le 1er septembre. La BTRC ne réagit pas et le laisse se présenter à ses auditions.

Alekseev est retenu par le jury parmi les onze finalistes. Le débat enfle dans les médias biélorusses. L’agent d’Alekseev, Sergey Adrianov, pulbie un démenti officiel : Forever ne viole aucunement les règles du Concours. Les versions interprétées avant sa publication étaient provisoires. Depuis, musique et paroles ont été modifiées, pour un résultat final totalement différent.

Six autres finalistes biélorusses, Alen Hit, Anastasiya Malashkevich, Sofia Lapina, Kirill Good, Gunesh et Napoli, ne l’entendent pas de cette oreille. Le même jour, ils adressent une lettre de protestation à la BTRC. Ils y indiquent que Forever ne respecte par le règlement et menacent de se retirer de la sélection si Alekseev est autorisé à y participer. Ils estiment que la victoire du chanteur ukrainien a déjà été décidée et que leurs propres chances sont réduites à néant.

Une semaine plus tard, la BTRC dévoile l’ordre de passage des finalistes. Alekseev y est repris. Les responsables de la sélection confirment alors qu’au cas où le chanteur remporterait la finale, il devrait se choisir un autre morceau. Immédiatement, Sofia Lapina claque la porte de la sélection, ce privilège lui ayant été refusé. Les cinq autres signataires ne donnent pas suite à leurs menaces.

Suite aux objections qui lui avaient été adressées, Alekseev amende la composition de Forever. Il évite ainsi la disqualification et participe à la finale biélorusse. Dans son habit de lumière, il l’emporte loin devant les autres concurrents.

Ceux-ci hurlent de dépit dans la presse nationale. De son côté, la BTRC demande au Groupe de Référence d’examiner Forever. Le Groupe estime qu’elle n’enfreint par le règlement du Concours. Alekseev part donc pour Lisbonne.

Sa prestation, lors de la première demi-finale, entre dans la légende… pour toutes les mauvaises raisons. Public et jury restent de glace. Alekseev n’obtient qu’une seizième place et est éliminé.

2019

Cette décennie heurtée s’achève sur un dernier Eurodrame. La BTRC organise une autre sélection nationale. Après de nouvelles auditions du feu de Dieu, dix candidats sont retenus pour la finale. Rien qui ne présage une soirée dramatique. Sauf que le diffuseur opte pour une procédure de vote aussitôt décriée. Le vainqueur sera déterminé uniquement par un jury de sept professionnels. Les téléspectateurs biélorusses n’auront pas leur mot à dire. Plus outre : les jurés révéleront leur vote au terme de chaque prestation.

Le soir de mars venu, la Bérézina annoncée se produit. Les candidats, verts, se font éliminer immédiatement après leur prestation, puis se retrouvent coincés dans la green room jusqu’au terme de l’émission, sous le regard des caméras. De son côté, le jury s’avère rien moins que professionnel. L’un de ses membres refuse d’attribuer une note maximale à Mirex, car il n’est pas Biélorusse. Une autre avoue spontanément attribuer ses points au hasard, au gré de son inspiration, s’estimant incapable de noter de manière juste les chansons proposées.

Cette finale cataclysmique se conclut par la victoire de Zena avec Like It. À Tel Aviv, la chanteuse se qualifie pour la finale, à deux points près, au détriment de la Pologne, alors que des soupçons pèsent sur le vote de certains jurés, qui auraient mal enregistré leur classement. En finale, Zena termine à la vingt-quatrième place, mettant ainsi un terme à une décennie d’Eurodrames biélorusses.

Voilà, chère Mme Redde-Amiel. Vous êtes à présent édifiée sur certaines sélections pour l’Eurovision. Je guette à présent votre message. Ne tardez pas trop, car en matière d’Eurovision, chaque instant compte. Au plus tôt, nous nous réunirons ; au plus tôt, nous déciderons ensemble ; au mieux, nous réussirons.

Je vous adresse mes amitiés depuis Le Vésinet. Prenez bien soin de vous et revenez la semaine prochaine, même lieu, même heure pour un autre Eurodrame. Vive la République ! Vive la France !

Francine Michu