Parlez-vous allemand ? Moi, pas. Un comble pour qui a un fiancé germanophone… Comprenez : il parle si bien français, à quoi bon me casser les méninges à apprendre cette langue retorse dont la prononciation m’échappe totalement ? Je devrais pourtant, ne fut-ce que pour saisir le sel profond d’un ouvrage génial (dont je vous recommande la lecture) : Schottenfreude de Ben Schott. Ce livre drôle et grinçant disserte sur l’un des fondements de l’allemand : le mot-valise. Le principe est simple : agglutiner des mots, des verbes, des adjectifs, des préfixes, des suffixes ou de racines pour obtenir des mots nouveaux. Ben Schott dresse un inventaire non exhaustif, avec explications et citations. Mon préféré : Frohsinnfascismus (« le fascisme de la bonne humeur ») qui renvoie au malaise ressenti lorsque nous sommes contraints de nous amuser et d’être gais dans certaines circonstances sociales (par exemple, au Nouvel An ou lors de fêtes familiales).

Mais saviez-vous que les Allemands possèdent un mot décrivant à merveille le ressenti des fans de l’Eurovision ? Ce mot, c’est Schlagerschmeichelei (« le plaisir du schlager »). Il désigne le sentiment délicieux éprouvé lorsque l’on est manipulé par de la culture de masse, tout en étant pleinement conscient du phénomène. N’est-ce pas confondant ? À titre personnel, j’éprouve une profonde Schlagerschmeichelei devant le Concours : je sais pertinement qu’il s’agit d’un spectacle de divertissement léger et populaire, dont le but est de me distraire de mes soucis au moins trois soirs chaque année. Et que donc, je ne devrais pas prendre cela comme un ajout au Nouveau Testament… Mais je ne puis m’en empêcher : je retombe systématiquement en enfance et perds au passage mon esprit critique et mes facultés logiques.

Du moins, jusqu’à présent… Car depuis le 13 mai dernier, fini de rire ! Salvador est passé par là et a décrété la mort de la musique commerciale au Concours, enterrant mon Schlagerschmeichelei. Sacré Salvador ! Il aurait pu se contenter d’un bref remerciement, d’un sanglot étouffé, voire même d’un silence ému. Non : il nous a pondu une diatribe sur le sens général de la musique et de l’histoire. Adieu donc mélodies faciles, textes prêts à consommer, ritournelles sans contenu, schlagers variés et divers, feux d’artifice musicaux ! Place à l’émotion, au ressenti, au signifié, à la profondeur, à l’authenticité. Car, c’est certain : avant Salvador, l’Eurovision n’a jamais présenté de véritable musique, juste du fast-food. Et notre livre d’histoire sur l’étagère va encore une fois nous en donner la preuve irréfutable.

Rouvrons-le pour la dernière fois cet été et rendons un hommage sarcastique à Salvador. Aujourd’hui donc, mes cinq chansons préférées les plus honteusement commerciales et superficielles de l’histoire du Concours. Schlagerschmeichelei , quand tu nous tiens ! Et dépêchons de graver ces souvenirs dans notre mémoire. Notre sublime gagnant portugais serait encore capable d’obliger l’UER à effacer ces vidéos de YouTube…

5. Ivi Adamou – La La Love – Chypre – seizième en 2012

A-t-elle jamais su chanter, cette chère Ivi ? Mes meilleurs amis avaient été surpris à l’époque d’autant de fausseté, avant d’être emportés, comme moi, par l’irrésistible attraction de La La Love et par sa scénographie sans rapport aucun. Pourquoi se juche-t-elle sur un banc de livres agglomérés ? Mystère… Serait-ce ironique ? Car il n’y a rien d’intellectuel, ni de profond dans ces trois minutes : une partition musicale reprenant tous les poncifs de l’euro-dance, des paroles moitié « la la » moitié « gnangnan » et, certes, une chorégraphie bien léchée et bien filmée. L’ensemble demeure magnétique : cinq ans plus tard, il n’a rien perdu de sa fraîcheur commerciale. On le croirait sorti à l’instant du fast-food Papaconstantinou. Alex Papaconstantinou est en effet le maître d’oeuvre de cette chanson. La musique lui doit également Yassou Maria, Mambo ou encore Cool Me Down. Vous lui reconnaîtrez l’art de sublimer en studio les voix les plus superficielles… Quant à La La Love, comprenne qui pourra : les jurys lui attribuèrent au final une meilleure place que les téléspectateurs. Ceux-ci retournèrent leur veste dès le lendemain, car la chanson devient le deuxième meilleur succès commercial de cette édition 2012, derrière l’inattaquable Euphoria. Mais vous le savez : chanter « la, la, la » à l’Eurovision est une pratique moralement condamnable, mais indéniablement couronnée de succès.

4. Paula Seling & Ovi – Miracle  – douzièmes en 2014

Rassemblez tous les clichés eurovisionesques possibles et imaginables. Condensez-les en trois minutes. Faites servir chaud par un duo mythique. Vous obtiendrez un miracle de musique fast-food. Donnez par ailleurs dans la surenchère visuelle et vocale : un hologramme trop flagrant, un piano circulaire inutile, des flammes en pagaille, une pseudo-traduction en language des signes, la plus longue note de l’histoire du Concours terminée littéralement sur les genoux et une alchimie surjouée entre deux artistes convaincus de leur prochaine victoire, lui un peu robotique, elle dans le pathos total. Ovi et Paula nous offrent leur vie et leurs poumons sur un plateau, incarnant à merveille le pire cauchemar de Salvador. Miracle nous rappele au passage qu’il n’y a pas que les suédoiseries dans la vie : les auteurs et compositeurs roumains, depuis quelques années, se sont fait une spécialité d’inonder l’Europe et l’Eurovision de leurs productions authentiquement fast-food et redoutablement efficaces. D’où cette adhésion des téléspectateurs européens qui attribuèrent une neuvième place à notre couple de légende. Les jurés furent plus secs : à peine une dix-septième place. Quant à moi, je reste hypnotisé par tant de maestria commerciale. Au fond de moi, je vous le confesse, j’aimerais voir revenir Paula et Ovi, rien que pour le plaisir, rien que pour en rire jusqu’à la fin de mes jours…

3. Aysel & Arash – Always – Azerbaïdjan – troisièmes en 2009 

Quant trois maîtres absolus de la musique commerciale unissent leurs efforts, soyez certains que chaque seconde de leur production commune sera un fast-food à part entière. Derrière Always, nous retrouvons Alex Papaconstantinou (que nous venons d’évoquer), Robert Uhlmann (démiurge entre autres des géniaux Calcutta, Touch Me et Now You’re Gone) et Arash Labaf (machine à tubes certifiée depuis 2004). Si votre mémoire est aussi bonne que la mienne, vous vous en souviendrez : Always était destiné à la seule Aysel, avant qu’Arash ne décide à l’accompagner en duo. Sans doute s’est-il trouvé au sommet de son art. De fait : fusionnant Orient et Occident, la chanson est la quintessence de la musique fast-food tendance kebab, en même temps que son chant du cygne. Ce genre connut son heure de gloire eurovisionesque au milieu des années 2000, avec trois victoires consécutives en 2003, 2004 et 2005. Ah, souvenirs émus de cette période pré-Salvador où ces déviances musicales étaient permises… Notre duo azéri s’en donne ici à coeur joie, enflammant les téléspectateurs qui les placeront deuxièmes. Les jurys restèrent sur leur quant-à-soi avec un huitième accessit. Des danseuses souples du périnée, un crescendo immanquable, des roulements d’yeux, des minauderies, un duo trouble Pygmalion-Galathée, une plateforme, un relais quatre fois 100 mètres de mandoline, un ventilateur, des rebonds, bref, de l’or en barre !

2. Eric Saade – Popular – Suède – troisième en 2011

Fredrik Kempe est le roi de la suédoiserie, couronne qu’il partage avec Thomas G:son. Mais si ce dernier s’est parfois sublimé (avec Euphoria, Midnight Gold ou encore Ultraviolet), Kempe est demeuré fidèle à sa facilité légendaire et sa touche kitsch meringuée. Une petite exception à mes yeux : Undo, porté par une Sanna Nielsen jouant sa carrière et sa vie sur ces trois minutes. Mais si, de toutes les chansons fast-food sorties de la tête de Kempe, il ne fallait en retenir qu’une seule, ce serait pour moi Popular. Un rythme saccadé, un sifflotement forant immédiatement le tympan, un refrain simplissime, des paroles à faire se retourner dans leurs tombes Emmeline Pankhurst et Emily Davison (en résumé, il veut devenir populaire pour se taper sa camarade de classe) et surtout, surtout, la pire rime de l’histoire du Concours : « Stop, don’t say that it’s impossible / ‘Cause I know it’s possible ». Plaît-il ? Le tout est transposé sur scène avec cage de verre et bris de glace et un Eric Saade physiquement irrésistible, mais vocalement chancelant. Au final, trois minutes d’éternité industrielle, l’Eurovision dans sa dimension la plus joyeusement répréhensible. Espérons que Salvador n’ait pas été devant son poste, ce soir-là, car les téléspectateurs européens attribuèrent à Popular leur deuxième place, à deux petits points à peine de Running Scared. Les jurés en revanche lui attribuèrent une plus modeste neuvième place. Le possible se sera donc avéré impossible pour notre Suédois…

1. Sergey Lazarev – You Are The Only One – Russie – troisième en 2016

Après avoir remporté le concours de l’accessoire de scène le plus marquant, voici qu’il grimpe sur la première place d’un autre de mes classements estivaux. Vous dire à quel point Sergey m’a marqué… Je ne m’étendrai pas une seconde fois sur sa scénographie, sachez qu’elle me fascine toujours autant. Je ne me lasserais probablement jamais de ces trois minutes. Quant à l’aspect musical de la chose, je suis le premier à l’admettre : ceci est une chanson fast-food, commerciale à mort, sans esprit, ni âme, ni originalité. Elle a été écrite pour l’Eurovision, rien que pour l’Eurovision ; elle ne reflète en rien ni la richesse de la scène musicale russe, ni l’héritage culturel du pays ; elle n’innove nullement, ni n’illustre un quelconque mouvement artistique contemporain. YATOO est un monument à l’artifice, à l’artificiel et à l’artificieux, une petite mort en soi du Concours voulu par les Pères Fondateurs. Oui, YATOO consacre le second trépas de Marcel Bezençon. Mais Seigneur, que cela est délicieusement coupable ! J’aime et j’ai honte d’aimer. Dès les premières mesures, je suis fait et refait. Quant à « Thunder and lightning, it’s getting exciting », il restera gravé à jamais dans ma mémoire (et peut-être même sur ma pierre tombale). Bref, cette contribution russe demeure mon sommet eurovisionesque de musique fast-food !

BONUS

Et si tout cela était dû à une profonde méconnaissance ? C’est mon opinion personnelle : Salvador vit dans une bulle musicale qui n’inclut pas l’Eurovision. Du Concours, il sait peu de choses. Et le peu qu’il en sait est un ramassis de clichés. C’est souvent le cas avec les contempteurs du Concours. Je pense donc que Salvador a parlé sans savoir. Une erreur, mais Jésus a dit : « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas. » Je pardonne donc à Salvador et je lui dédie ce contre-classement, le dernier de l’été : sept interprètes qui sont montées sur la scène de l’Eurovision, qui ont chanté dans leur langue nationale et qui ont bouleversé l’Europe, le monde et le petit fan que je suis. Preuve également, en sept fois trois minutes, que Salvador est l’héritier d’une longue tradition eurovisionesque, qu’il n’a donc rien inventé en la matière et que le Concours est bien le royaume de l’émotion.

7. Amina – Le Dernier Qui A Parlé – France – deuxième en 1991

Qu’ajouter de plus que vous ne savez déjà ? Elle aurait dû gagner, bien entendu, bien évidemment. Dans un univers parallèle, elle a d’ailleurs gagné. Question intéressante : et si la France optait en 2018 pour une chanson de la même veine ?

6. Semiha Yanki – Seninle Bir Dakika – Turquie – dix-neuvième en 1975

À mes yeux, la chanson la plus sous-estimée de l’histoire du Concours et la meilleure des chansons à avoir terminé à la dernière place. Carrément. Une terrible injustice donc. Trois minutes oubliées, mais anthologiques.

5. Silje Vige – Alle Mine Tankar – Norvège – cinquième en 1993

Ce n’est pas sa soeur, mais son père qui a écrit et composé sa chanson. Silje Vige chante un amour impossible et emporte dans ses pensées et ses rêves le public de la Green Glens Arena. Le meilleur des années 90…

4. Elisabeth Andreassen – I Evighet – Norvège – deuxième en 1996

La reine de l’Eurovision dans ses trois minutes les plus épiques et les plus magnifiques. L’amour y dure pour l’éternité, défiant le temps et la finitude humaine. Un sommet émotionnel et l’une des meilleures chansons présentées par la Norvège.

3. Danijela – Neka Mi Ne Svane – Croatie – sixième en 1998

Ma toute première chanson de l’Eurovision et le sommet de l’âge d’or de la Croatie au Concours. Danijela ouvre l’édition 1998 et remporte une ovation au beau milieu de sa chanson. Chant du cygne pour l’orchestre, début d’une très longue histoire d’amour pour moi.

2. Gigliola Cinquetti – No Ho L’Eta – Italie – première en 1964

Elle était jeune, jolie et inconnue. Trois minutes plus tard, elle était devenue une légende, un mythe au sens barthésien du terme. La première gagnante du Concours à connaître la gloire internationale et surtout, la plus longue ovation de l’histoire de l’Eurovision. C’était il y a cinquante-trois ans, l’année des débuts du Portugal…

1. Rona Nishliu – Suus – Albanie – cinquième en 2012

Quant l’émotion triomphe, quand l’Eurovision se transcende, quand la chanson devient de l’Art… Rona Nishliu est époustouflante, bouleversante, sublime, forcément sublime, comme dirait l’autre.

Sur ce, passez un excellent week-end et profitez-en bien ! Car la semaine prochaine, ce sera la rentrée. Refermons donc ici notre livre d’histoire et replaçons-le sur son étagère. Il prendra la poussière une année durant, jusqu’aux prochaines vacances. Je vous remercie à nouveau du fond du coeur pour votre fidélité et vos commentaires. J’espère que vous avez passé le meilleur des étés et vous souhaite la meilleure des rentrées. Nous nous retrouverons tout bientôt pour une nouvelle Saison ! Soyez heureux !