Au début, il n’y avait rien, ou presque : un micro, un rideau, quelques fleurs. Et Marcel Bezençon vit que cela était bon… Mais la deuxième année, déjà, le Diable s’en mêla. Il souffla aux organisateurs allemands du Concours, une terrible idée. Ceux-ci s’en saisirent et bouleversèrent à jamais l’Eurovision et sa définition même. Depuis, les critiques ont plu, les controverses se sont enchaînées et le débat n’a jamais été tranché.

De quoi parlons-nous au juste ? De ce que le Petit Robert définit comme « un objet nécessaire à une représentation théâtrale ». Oui, aujourd’hui, notre livre d’histoire sur l’étagère s’ouvre de lui-même au chapitre des accessoires. La définition du dictionnaire est éclairante et suscite réflexion : « un objet nécessaire ». Mais l’accessoire est-il nécessaire à un concours de chanson ? Salvador répondrait certainement par la négativeLucie Jones, par la positive.

C’est que l’Eurovision est plus qu’un simple concours musical : il s’agit d’un concours musical télévisé. Il possède dès lors une dimension visuelle, théâtrale, dramatique. Là est sa nature, là est son essence, là est son péril. La télévision offre aux participants, des ressources techniques et esthétiques appréciables, qui leur permettent d’embellir leur prestation et d’optimiser leurs chances de réussite. Certains s’en saisissent à pleines mains, comme Demy ; d’autres jouent la carte contraire, comme Salvador justement.

En parcourant la liste des vainqueurs du Concours, vous constaterez que rares sont ceux à s’être appuyés sur un accessoire pour triompher. Certains sont venus sur scène avec un instrument de musique (par exemple, un piano pour Udo Jürgens, une guitare pour Lenny Kuhr et Nicole, un violon pour Secret Garden et Alexander Rybak). Certains ont recouru à des panoplies vestimentaires marquantes (par exemple, la robe en porcelaine de Saloméles jupes dégrafables de Bucks Fizz, les masques de Lordi) ou des scénographies élaborées (par exemple, Sertab Erener ou Mans Zelmerlöw). Mais questions accessoires ? Les chaussures dorées des Herreys ? Les fouets de Ruslana ? L’archet d’Helena Paparizou ?

Le vainqueur s’impose généralement par lui-même, par sa présence, son magnétisme, son aura et sa chanson (tout de même). Et tandis que la concurrence se démène et jette des étincelles, eux éclatent à l’écran quasiment sans artifice. C’est presque devenu une posture, une recette gagnante, un tropisme eurovisionesque. Ainsi de Gigliola Cinquetti et sa petite robe noire, Dana et sa petite robe blanche, Marie Myriam et sa robe safran, Nicole sagement assise ou encore Lena, Conchita et Jamala qui ont attiré tous les regards sans courir dans des roues de hamster, ni rebondir sur des trampolines.

Ceci étant posé, admettons-le : si les accessoires ne sont pas les bienvenus sur la première place du podium ; ailleurs, en revanche, ils recueillent bien des suffrages. Au point qu’un Eurovision réussi se doit de comporter son lot d’accessoires beaux, remarquables, ridicules et foutraques. Nous l’avons rappelé : l’accessoire fait son apparition à l’Eurovision, dès la deuxième édition du Concours, en 1957. La représentante allemande, Margot Hielscher, débute sa prestation en décrochant un téléphone blanc posé à ses côtés. Astucieux, puisque le titre de sa chanson est justement Telefon, telefon. Le jury français est conquis et lui attribue six points sur dix. Cela ne suffira pas : Margot termine quatrième, à de longues encablures de Corry Brokken.

1957, ce sont là des débuts précoces. Disons même qu’il s’agit d’anticipation, car la mode de l’accessoire mettra des décennies à s’imposer. On en aperçoit à peine dans les années 6070, 80 et 90. Les débuts des années 2000 voient la multiplication des écrans LED dans les décors. Les visuels se renforcent et les scénographies se complexifient. L’explosion survient concomittament à la création des demi-finales. La concurrence s’aiguise, les possibilités se multiplient, la course technologique s’amorce. 2006 est l’année de la consécration pour l’accessoire de scène, de la table d’André aux ailes de Lordi, en passant par les micros de Kate Ryan, les masques d’Ich Troje, le piano de Dima Bilan, les cymbales de Tina Karol, les drapeaux de Carola, la chaussure-tobogan de Silvia Night, le paravent d’Arsenium et Natalia, les chaises de bureau des Las Ketchup et les bancs de Daz Sampson. Tout le monde s’y met par la suite, y compris la Suisse, y compris la France. Curieusement, la Belgique a, quant à elle, renoncé.

Soixante ans après le téléphone de Margot Hielscher, l’Eurovision s’est transformé en véritable Festival International de l’Accessoire de Scène. Pas moins de treize concurrents y ont eu recourt cette année, sans compter les cinq autres qui ont usé de gimmicks. L’Eurovision étant une machine à ironie, la scénographie du vainqueur était d’un dépouillement et d’une sobriété totale. L’avenir nous dira quel impact cela aura sur les prochaines éditions… Dans l’attente, petit classement personnel des accessoires de scène à m’avoir le plus marqué, intrigué, fait rire ou impressionné. Si vous ne vous y retrouvez pas, proposez votre propre classement dans les commentaires !

5. Un oiseau en plastique

Un classement qui suit l’ordre chronologique et qui ira du plus simple au plus complexe. Nous débutons en 1959, avec les représentants britanniques Pearl Carr et Teddy Johnson, couple à la scène comme à la ville. Leur chanson, Sing Little Birdie, est un classique des débuts de l’Eurovision, un prémice de la pop music anglo-saxonne, trois minutes de légèreté et de jovialité. Deux amoureux se souviennent s’être déclaré leur amour sur un banc, sous un arbre. Au-dessus de leurs têtes, un petit oiseau chante et sa mélodie restera gravée dans les mémoires de nos tourtereaux. Difficile à l’époque d’amener sur scène un banc, un arbre et une rue. En revanche, un petit oiseau… À condition qu’il soit en plastique, bien entendu, le règlement du Concours s’opposant depuis soixante-et-un ans à la présence sur le plateau de plantes et d’animaux. Teddy dégaine donc un curieux volatil coiffé. C’est d’une naïveté confondante, c’est génial au possible. Pearl et son mari roulent des yeux et font mine d’y croire dur comme fer. L’Eurovision atteint un sommet. Les jurys sont sous le charme et le petit oiseau s’envole jusqu’à la deuxième place, la première d’une longue série pour le Royaume-Uni.

4. Un orgue miniature

Nous voilà quinze ans plus tard, à Brighton. C’est l’année sainte du Concours. Katie Boyle présente l’évènement pour la quatrième fois, la Grèce fait ses débutsOlivia Newton-John porte les espoirs britanniques, Ralph Siegel participe pour la première fois, tous les regards sont tournés vers Gigliola Cinquetti, mais au final, c’est ABBA qui l’emporte, donnant naissance à un véritable mythe post-moderne. Deux autres représentants marquent également l’imaginaire collectif : le duo néerlandais Mouth & MacNeal. Willem Duyn et Sjoukje van’t Spijker ont débuté leur carrière en solo, sous les noms respectifs de Big Mouth et Maggie MacNeal, avant de s’unir artistiquement en 1971. Le succès est au rendez-vous avec notamment How Do You Do et Hello-A. En 1974, ils remportent la sélection néerlandaise avec Ik Zie Een Ster, promptement traduit en I See A Star. Ils déboulent alors sur la scène du Concours, mélange improbable de la Belle et la Bête. Trois minutes télévisuelles à mort, à grands renforts de sourires, de clins d’oeil, de coups de coude et de chatouillis-chatouillas. Cerise sur le gâteau, ils dégainent l’accessoire majeur de cette décennie eurovisionesque : un orgue miniature décoré de poupées à leur effigie. Kitsch, culte et pourtant si pertinent. Le groupe termine à la troisième place, la chanson connaît un véritable succès commercial, ce sera pourtant leur chant du cygne. Mouth et MacNeal se séparent en décembre de la même année. Big Mouth poursuit dans un nouveau duo avec son épouse, Little Eve. Maggie MacNeal reprend sa carrière solo et reviendra à l’Eurovision, en 1980.

3. Trois roues géantes

Sautons dans le temps et rendons-nous, trente-cinq ans plus tard, à Moscou. L’Eurovision est devenu un mammouth. Les organisateurs russes en rajoutent une couche, dépensant 30 millions d’euros d’un coup. La scène est gigantesque ; le rendu à l’écran, superbe. Les accessoires sont évidemment de la partie : des masques pour Malena Ernman, un podium meringué pour Inga et Anush, des boîtes de conserve dorées pour Noa et Mira, un trône de pierre pour Elena, des tonneaux métalliques pour Waldo, des cubes en plastiques pour Cristina, des paravents de papier pour Quartissimo, un podium non meringué pour Aysel et Arash ou encore une agrafeuse géante pour Sakis Rouvas. Tous se font évidemment voler la vedette par le violon d’Alexander Rybak et les chapeaux de ses danseurs. Mais c’est une autre artiste qui porte l’accessoire au sommet du panthéon eurovisionesque : Svetlana Loboda. À ce niveau-là, c’est de l’Art ! Souvenez-vous : emportée par une démence scénographique frôlant la mégalomanie, Sveltana dépense 80.000 euros en accessoires. La télévision ukrainienne étant impécunieuse, la chanteuse doit régler la note elle-même, demander à un prêt à sa banque et mettre son appartement en hypothèque. Tout cela pour une douzième place… Le soir venu, cela se bouscule sur la scène : trois roues géantes, une batterie sur roulettes, des drapeaux en pagaille, des danseurs troyens, des choristes en statues de la Liberté et des spots à peu près partout. Sveltana traverse ce décor dantesque avec la grâce, la simplicité et l’élégance qui lui sont propres. J’étais devant mon écran, ma mâchoire s’en est décrochée. Les trois minutes de Svetlana se sont gravées pour l’éternité dans ma mémoire. Pour moi, il s’agit de LA débauche absolue et inutile en matière d’accessoires à l’Eurovision. Inégalée et inégalable.

2. Une robe-plateforme

Quatre ans s’écoulent, non exempt de délires néerlandais, arméniens ou monténégrins. 2013 et Malmö sonnent à la porte. Lors de la sélection moldave, la chanteuse Aliona Moon arbore un look assez improbable et surtout, une superbe robe-écran aux motifs changeants et à l’effet plutôt réussi. C’est l’innovation du moment, inaugurée en grandes pompes à Bakou par Sabina Babayeva. Aliona arrive en Suède en mai ; les fans se doutent qu’elle viendra sur scène avec la fameuse robe. Sauf que surprise : la dite robe est désormais montée sur une plateforme invisible. Le résultat est étonnant : arrivée au changement de clé, Aliona s’élève vers les cieux, tandis que les flammes se déchaînent sur le tissu écran. Les jurés et les spectateurs sont aussi subjugués que moi et la Moldavie se qualifie pour la finale. Elle y affrontera les abat-jours russes, le podium allemandla boule à facettes biélorusse, le podium suédois, la boîte azerbaïdjanaise ou encore les tambours irlandais. L’Europe leur préférera cependant la flûte danoise. Mais ô surprise ! un concours surgit dans le Concours ! Car le concurrent roumain, ce brave Cezar, a eu la même idée qu’Aliona et dégaine un manteau-plateforme au fonctionnement similaire. Les jurés préfèrent la robe, le public préfère le manteau. Aliona termine au final onzième et Cezar, treizième. Depuis, leur postérité s’est révélée pauvre : une robe-écran sur Polina Gagarina en 2015, une plateforme sous Demy en 2017 et c’est tout ! Aliona restera donc longtemps sur la deuxième marche de mon podium personnel.

1. Un mur virtuel

Trois ans plus tard, une révolution technologique a soufflé sur le Concours. Le suédois Mans Zelmerlöw a triomphé à Vienne, en 2015, porté par une présentation graphique et scénique repoussant les limites du possible. Les trois minutes eurovisionesques sont désormais l’objet de véritables clips vidéos réalisés en direct. 2016 voit l’apogée du genre, la production suédoise se surpassant. Greta Salomé se disloque en nuée de corbeaux, Ivan hurle avec les loups, Dami erre dans les méandres d’Internet, Barei disparait de l’écran, Nika devient un kaléidoscope humain et Iveta se démultiplie en six avatars. Tous sont cependant éclipsés par l’accessoire des accessoires, le plus incroyable, le plus renversant, le plus mémorable d’entre tous, le seul et unique accessoire à avoir eu droit à une ovation du public dans la salle, l’accessoire ultime qui figure à juste titre à la première place de mon palmarès, un accessoire indépassable, tellement « too much » qu’il a tué la notion même d’accessoire à l’Eurovision, car que voulez-vous encore inventer après ça… J’ai nommé le mur virtuel de Sergey Lazarev. Vous le savez, il a deux ancêtres : les parois mobiles de Dmitry Koldun en 2007 et la boîte lumineuse d’Ani Lorak en 2008. Mais ici, la technologie et la subtilité sont poussées à leur paroxysme. Chaque couplet de la chanson, chaque épisode de la scénographie, chaque mouvement de Sergey suscitent l’étonnement, la surprise et le ravissement du public. Entendez-le crier au moment suprême, lorsque le chanteur s’y suspend en travers… À titre personnel, je ne m’en suis toujours pas remis. Alors que, je vous le concède, YATOO est une atroce tarte à la crème et que l’ensemble de la prestation, d’un bateau fini, un ramassis de clichés eurovisionesques. Mais l’émerveillement prend le pas sur le jugement musical… Magie et péril de l’Eurovision… Vous vous en souvenez : les jurés n’ont absolument pas marché dans la combine. Le mur est rentré bredouille, Jamala l’a tuer…

BONUS

Impossible de le taire, impossible de l’oublier, impossible de s’en passer, lui qui est consubstantiel à l’Eurovision. Cet accessoire n’apparaît jamais à l’écran (ou presque, tout dépend du degré de compétence de la régie et des caméramans), pourtant innombrables sont les candidats qui lui doivent la vie, voire la victoire. Il brasse du vent et de l’or à fois, fait se gonfler cheveux et voilages, confère envol et dynamisme à la prestation la plus plate. J’ai nommé : le ventilateur ! Pourriez-vous imaginer une édition du Concours sans ventilo ? Moi pas ! Rendons hommage à ce bel engin, perpétuellement en coulisses, mais toujours au premier plan.

Le ventilateur fait ses débuts à l’Eurovision en 1963, année mythique entre toutes. La BBC, en charge de l’organisation, décide d’innover. À tel point qu’elle concevra une édition tellement en avance sur les standards eurovisionesques qu’elle en sera unique. Tous les organisateurs ultérieurs opteront pour une forme classique, celle de 1963 ayant trop perturbé les concurrents et les téléspectateurs. Car, afin d’accorder plus de mouvements aux caméras et de créer des angles de vue plus télévisuels, la production décide de tourner la finale comme l’épisode d’une série télé.

Voilà les artistes enfermés sur un plateau avec l’orchestre. Le public et la présentatrice sont dans la salle d’à côté. La production supprime par ailleurs les micros sur pieds. Ceux-ci sont suspendus aux cintres. Avantages : les caméras sont libres d’aller et venir, le plateau est modulable à l’infini, tous les accessoires peuvent s’employer, chaque présentation visuelle semble être filmée dans un endroit différent, les artistes peuvent se déplacer et occuper l’ensemble de l’espace et surtout, le rendu à l’écran est inégalé pour l’époque. Inconvénients : les seize participants sont seuls au monde (ou presque) et doivent tendre l’oreille pour entendre les applaudissements venus de l’autre salle. Quant aux téléspectateurs, ils sont convaincus que les prestations ont été enregistrées à l’avance et que les chansons ne sont pas interprétées en direct.

Conséquence : dès l’année suivante, public et artistes sont réunis, les micros réapparaissent à l’écran et l’Eurovision en revient à plus de classicisme. 1963 doit surtout se retenir comme la première édition du Concours a avoir recours à des effets visuels, filtres et autres surimpressions. Et au beau milieu de cette débauche de moyens, les débuts du ventilateur. Le représentant français, Alain Barrière, inaugure l’engin, non pas dans ses cheveux, mais dans ceux de sa figurante.

Monica Zetterlund et son buisson embrayent et la tradition est lancée ! Impossible de recenser tous les artistes ayant eu recours au ventilateur. S’il ne fallait en retenir qu’une seule, ce serait bien évidemment Carola, qui lui doit sa victoire, en 1991. Grâce à elle, le ventilateur se hisse sur la plus hautes marche du podium et devient une légende à lui-seul.

Ceci étant dit, à titre personnel, j’ai toujours eu une préférence marquée pour son retour de 2006. Voilages, drapeaux et ventilo à fond pour une prestation très…

Sur ce, passez un excellent week-end et rendez-vous la semaine prochaine ! Au menu : des majestés eurovisionesques détrônées.