L’Eurovision est une suite de moments mémorables, anthologiques, voire mythiques. Chaque année livre son lot de marqueurs de mémoire, du baiser de Birthe Wilke et Gustav Winckler, en 1957, à la victoire surprise de Jamala, en 2016. Réunis, ils forment une magnifique album, celui d’un projet technique, artistique et humain à nul autre pareil dans l’histoire de l’humanité.

2017 n’aura pas fait exception. De la tresse de Slavko au laïus final de Salvador, nous aurons été gâtés. Chacun d’entre vous a déjà gravé dans sa mémoire un instant inoubliable. Moi par exemple, patriotisme oblige, je n’oublierai pas de si tôt les trois minutes de Blanche en finale. Trois mois de doute et de stress, évaporés devant une si prenante prestation.

Mais ce sont seize autres secondes qui m’auront marqué plus encore. Seize secondes qui vous surprendront peut-être ; seize secondes que je ne m’explique toujours pas ; seize secondes qui m’auront partagé entre rire franc, gêne profonde, incompréhension totale et satisfaction revancharde. Les voici :

Vous le voyez aussi bien que moi : le gars sent la caméra arriver, il sait que ça va être à lui, il prend la pose, s’arrête de chanter pendant une seconde, remplit ses poumons d’air, se lance… et se vautre magistalement. Une des plus belles fausses notes de l’histoire du Concours sort de son gosier. J’en suis resté tout paf sur ma chaise…

Entendons-nous bien : je n’ai jamais éprouvé beaucoup d’empathie pour Manel, encore moins pour sa chanson. Vous l’avez lu au travers de mes articles : DIFYL était à mes yeux, la chanson la plus inutile et la plus indigente de cette édition 2017. Elle méritait bien sa dernière place. Quant à Manel, bon, rien de personnel, mais les conditions de sa sélection minaient sa crédibilité.

À sa décharge, il s’est comporté en parfait candidat. Il a été poli, aimable, enthousiaste, il n’a pas ménagé ses peines. Il s’est rendu à des finales nationales et des concerts intermédiaires. Il a été cohérent du début à la fin, dans son attitude, son apparence, ses choix musicaux. J’ai apprécié son implication et son sérieux. Il n’a pas pris l’Eurovision par-dessous la jambe, ni n’a craché dans la soupe.

Mais là où réside le mystère est que de la finale d’Objetivo Eurovision à son passage en demi-finale, ses prestations vocales ont été plutôt consistantes. Non pas que DIFYL requérait d’exploit particulier non plus, mais Manel tenait la route. Certes, cette fameuse note poussée était parfois un peu rapeuse et si vous regardez à nouveau la vidéo de la demi-finale, vous voyez là en germe le désastre vocal à venir.

Sur le moment-même, j’ai été frappé, comme écrasé. Pourquoi Manel avait-il flanché au moment le plus crucial ? Aurait-il cédé face à la pression ? Serait-ce psychanalytique ? S’était-il inconsciemment auto-saboté ? Aurait-il été la cruelle victime d’un Destin implacable ? Bref, pourquoi ? J’ai vu alors la carrière de Manel réduite en cendres et son avenir musical brisé.

Je vous le demande : quelle discographie pourra-t-il encore bâtir sur cette fausse note d’ampleur biblique ? Vous me direz que même les plus grandes, de Mariah Carey à Adele, ont commis leur lot de faussetés et qu’après tout, France Gall et Dana International n’ont pas été irréprochables non plus. Sans compter nos deux zigotos azerbaïdjanais qui sont repartis avec le Micro de Cristal, en ayant consciencieusement passé leur chanson au mixeur… Mais je doute que la dernière place de Manel lui soit d’une aide accrue…

Bref, tout cela m’a donné envie de relire un chapitre de notre livre d’histoire sur l’étagère. D’un concours de chansons international, l’on est en droit d’attendre le meilleur des artistes européens et mondiaux. L’Eurovision nous a prouvé le contraire à maintes reprises. Autant en rire ! Surtout que l’époque des casseroles semble révolue. Les autres concurrents de cette édition 2017 se sont montrés à la hauteur des espérances placés en eux. Et surtout, le vainqueur (même moi je le reconnais) était un excellent chanteur.

Aujourd’hui donc, revenons ensemble sur ces concurrents ayant chanté faux lors de leur prestation. Prestation évidemment gravée dans le marbre numérique de l’éternité et qui les poursuivra, comme ce pauvre Manel, pour l’éternité et les siècles des siècles, amen. Vous prendrez garde : j’ai établi ce petit classement personnel, selon mon goût et surtout, en fonction des prestations m’ayant causé les plus grands fous rires. Si vos choix diffèrent, faites-nous en part dans les commentaires !

5. 1983 – Danemark – Gry – Kloden Drejer – dix-septième

Vous vous en souviendrez : j’ai commencé à suivre l’Eurovision en 1998. Pendant fort longtemps, la période antérieure m’est restée terra incognita. Au fur et à mesure des développements d’Internet, j’ai pu découvrir non seulement les vainqueurs et les chansons mythiques, mais aussi tous les autres morceaux participants. Uniquement en version studio, hélas. Entre l’arrivée de l’ADSL chez mes parents, en 2002, et le développement fulgurant de YouTube courant 2006, ma connaissance des finales passées a dépendu de vidéos postées çà et là sur des sites de fans ou de diffuseurs nationaux. C’est d’ailleurs grâce à la télévision nationale israélienne que je fis de vastes progrès. La mémoire des circonstances me trahit. Je me souviens simplement que durant plusieurs semaines, l’IBA a posté sur son site Internet l’intégralité d’anciennes éditions du Concours. J’y ai passé de longs week-ends et ai conservé un souvenir fort marquant de 1983, le fameux Concours Marlène Charell de la Chanson. Vous le visionnerez en version intégrale si vous le souhaitez. En ce qui me concerne, je fus ébloui par les prestations de Carola, Ami Aspelund et Ofra Haza. Puis, vint le tour de la candidate danoise, Gry Johansen… Vous auriez vu la stupéfaction se peindre sur mes traits, suivie d’un inextinguible fou rire… En effet, en version studio, Kløden Drejer (La planète tourne) sonnait comme une honnête chanson des années 80, rythmée et dansante, avec le potentiel, non pas d’un vainqueur, mais d’un bon classement. Sauf qu’en direct…

…Gry massacre sa chanson. Son costume de scène déchiré et sa chorégraphie enfantine n’arrangent rien à l’affaire. L’orchestre allemand a beau exceller, c’est peine perdue. Gry terminera seizième, grâce au généreux soutien de la Suède. Le recul et YouTube nous permettent de mieux juger : elle n’avait pas été formidable à la finale danoise et à Münich, sur la scène du Concours, ses nerfs ont dû la lâcher. Dommage pour elle, tant mieux pour mes zygomatiques ! Au passage, ce ne fut ni la première, ni la dernière tentative eurovisionesque de Gry. Elle participa au Dansk Melodi Grand Prix également en 1980, 1985, 1989 et 2000, sans y remporter d’autre victoire. Elle connut par ailleurs quelques succès en Allemagne, sous le nom de Bo Andersen. Une dernière vidéo vous convaincra que Gry est une bonne chanteuse. Hélas, l’Eurovision est un pressoir nerveux sous le poids duquel bien des nerfs flanchent…

4. 2009 – Bulgarie – Krassimir Avramov – Illusion – seizième en demi-finale

Cette fois, j’étais bien devant mon poste de télévision, dans mon petit appartement et j’ai assisté en direct, médusé et renversé, à ces trois folles minutes bulgares. Je n’avais pas suivi la sélection bulgare, une fastidieuse affaire étalée sur cinq mois, aux ressorts assez idiots. Ainsi la finale fut survolée par deux chanteuses n’ayant participé à aucune étape antérieure des présélections (dont l’utilité fut ainsi réduite à néant) : Poli Genova et Mariana Popova. Leur route vers la victoire fut cependant barrée par un candidat alors inconnu, introduit par le jury en demi-finale : Krassimir Avramov. N’importe quelle personne douée d’un peu de raison et de suffisamment d’oreille se serait aperçue qu’Illusion, sa présentation visuelle et vocale, ses excès opératiques et ses errances musicales, n’était qu’une vessie se prenant pour une lanterne, une boursouflure pompeuse qui se dégonflerait à la première note. Mais le jury et le public bulgares tinrent absolument à les envoyer, pour une raison qui m’échappera toujours, à Moscou. D’où ces trois minutes qui manquèrent de m’achever de rire…

Krassimir se vautra, comme cela était prévisible. Mais surtout, ses choristes atomisèrent l’affaire. La fausseté élevée au rang des beaux-arts… Tout le reste était à l’encan, des costumes au visuel, de la scénographie à la chorégraphie des échassiers derrière Krassimir. Mon coup de coeur personnel va à Petya Buyklieva, qui, avec sa perruque gonflante, me fit irrésistiblement penser à Elvira, maîtresse des ténèbres. Le résultat fut sans appel : une seizième place et sept maigre petits points, attribués par la Turquie et la Macédoine. Krassimir, quant à lui, était dévoué au pop-opéra depuis ses débuts. Il y demeure toujours attaché, malgré quelques tentatives de reconversion (à prendre au second degré, j’imagine…). La moralité de ces trois minutes moscovites nous le rappelle : il faut également bien choisir ses choristes.

3. 2004 – Suisse – Piero & The MusicStars – Celebrate! – vingt-deuxième en demi-finale

Je m’en souviens comme si c’était hier ! Et pour cause : ce mercredi 12 mai 2004, j’étais aux anges ! C’était la première demi-finale de l’histoire du Concours. Le fan que j’étais, se voyait comblé de bonheur : deux soirées d’Eurovision, la même semaine. Un rêve, un plaisir littéralement redoublé. Je regardais l’évènement, comme s’il s’était agi d’un reportage sur le Paradis. Bien entendu, je n’avais d’yeux que pour Sakis Rouvas, dont j’étais désespérement amoureux. J’aurais tellement voulu qu’il gagne, mon Apollon, mon dieu grec à moi. L’amour rend aveugle, il rend sourd aussi : il me fallut de longues années pour admettre que ce cher Sakis n’était guère un chanteur convaincant… Et il me fallut autant d’années pour ouvrir les oreilles : cette demi-finale fut un festival de casseroles. Jari Sillanpää, Aleksandra, David D’Or, Marta Roure, Linas & Simona, Tomas Thordarson,… Un cimetière vocal ! Mais le fond du fond fut touché par la Suisse. Piero Esteriore et ses ironiques MusicStars détruisirent l’idée même d’harmonie vocale, me plongeant dans le rire le plus complet.

Piero avait participé, plus tôt, au télécrochet MusicStar, où il avait terminé troisième. Pour promouvoir son premier single, il s’inscrivit à la sélection suisse et demanda à ses camarades de l’émission de l’accompagner. Celebrate! était un morceau passable pour l’époque, encore écoutable en version studio. Sans doute pas un qualifié, mais pas une horreur à la manière slovène. Sa transformation en bouillie musicale par Piero et ses comparses sur la scène du Concours coûta cher à la Suisse : une dernière place et un « nul point » ! Une inauguration en fanfare des demi-finales ! Depuis, Piero poursuit sa carrière.

2. 1984 – Luxembourg – Sophie Carle – 100% d’amour – dixième

J’avais un an et demi lorsque la caravane du Concours séjourna pour la dernière fois à Luxembourg-Ville. Inutile de vous le préciser : je n’ai point assisté à cette édition-là. Pas de souvenirs… et donc, pas de regrets. Je serais probablement mort de chagrin d’avoir vécu en direct la victoire de Herreys, à jamais mon gagnant le moins aimé de l’histoire du Concours. Comme expliqué pour 1983, je découvris les chansons participantes de 1984 en version studio. Je m’emballais spontanément pour Beş Yıl Önce, On Yıl Sonra, Maribelle, Hot Eyes et surtout Alice & Franco Battiato et Linda Martin. Je ne parvins pas à comprendre comme la victoire avait pu leur échapper. Je me demandais s’ils avaient chuté en direct. La diffusion fortuite de la prestation italienne, lors d’une émission d’Arthur, me détrompa. Alice et Franco m’apparurent raides comme des balais, mais vocalement sans reproche. Alors ? Sur ces entrefaites, une autre chanson avait attiré mon attention : 100% d’amour. En version studio, une production typique des années 80, tellement dans l’air du temps qu’elle aurait dû faire mouche. Sa dixième place m’indiquait pourtant que Sophie Carle n’avait pas répondu aux espoirs placés en elle. De fait, lorsque la vidéo fut enfin publiée sur YouTube, je compris et je ris…

La malheureuse ne savait absolument pas chanter. Elle sonna à mes oreilles comme une Minnie Mouse sous hélium. N’était pas Vanessa qui voulait ! J’en tirai une morale précieuse : être jeune, belle et ambitieuse ne suffit pas pour s’imposer à l’Eurovision. Il faut avoir de la voix tout de même. Jana Burceska nous l’a encore rappelé, cette année. Heureusement, Sophie sut tirer les leçons de ce couac et réorienta sa carrière vers les petit et grand écrans. Mieux valait pour elle et les oreilles européennes… Mais je la remercie pour ces trois minutes impayables, gravées à jamais dans mon coeur. Je les revois à présent avec un amusement attendri…

1. 2000 – Macédoine – XXL – 100% Te Ljubam – quinzième

Nous arrivons enfin en haut de ce classement. Médaille d’or et grand gagnant, peu de surprise et de suspense, un classique post-moderne pour l’éternité et trois minutes où l’Eurovision a franchi les frontières des univers musicaux parallèles. Depuis, tout a changé et rien n’a changé : le Concours s’est métamorphosé et sublimé. Il nous a offert Rona et Paula, Pastora et Dami, Kristian et Il Volo. Les prestations vocales ont atteint des sommets. Et pourtant, et pourtant… La Macédoine n’a rien retenu, ni rien appris. Cette année, elle a remis son sort entre les mains d’une chanteuse sans envergure. La chanson était excellente, la prestation en direct était un accident industriel de type Seveso 3. Il y a dix-sept ans de cela, le pays avait commis la même erreur. En version studio, 100% Te Ljubam était prometteur : un bon morceau pop, entraînant et joyeux, pile-poil dans le créneau du Concours. Certes, les voix des quatre chanteuses étaient là déjà moyennes, mais les espoirs étaient encore permis. La finale de la sélection macédonienne les dissipa immédiatement. Ce fut une épouvantable cacophonie. Marija, Rosica, Veronica et Ivona n’avaient aucune idée, même approximative, de ce qu’était le chant. Ni les jurés, ni le public macédonien ne parurent s’en soucier et leur offrirent une écrasante victoire, loin devant Karolina Goceva. Il n’y a décidément pire sourd que celui qui ne veut pas entendre… Évidemment, le grand soir venu, sur la scène du Globen

J’en fus marqué à vie. Était-ce possible d’aussi mal chanter ? Certes, 2000 fut aussi une année à casseroles, de Ping Pong à Nathalie Sorce, en passant par Nicki French. Mais là, tous les possibles étaient outrepassés ! Je fus confondu. D’autant plus lorsque la Roumanie et la Croatie leur attribuèrent dix points. Était-ce la quatrième dimension ? Notre quatre charmantes terminèrent quinzième, une victoire en soi et une place imméritée. Depuis, elles n’ont plus donné de nouvelles d’elles. Quant à la Macédoine, elle erre toujours dans les limbes eurovisionesques. La patine du temps aura fait son oeuvre sur mon jugement. Le soir du 13 mai 2000, j’avais été outré ; à présent, je m’amuse follement lorsque je revois nos XXL. Vous aurez noté au passage la curieuse coïncidence : il ne fait pas bon chanter l’amour à 100% au Concours !

BONUS

Manel n’est ni le premier, ni le dernier concurrent de l’Eurovision à manquer une note. En bonus, petit classement personnel des ratages vocaux ponctuels au Concours.

5. 2008 – Chypre – Evdokia Kadi – Femme Fatale – quinzième en demi-finale

Un cas particulier, un cas d’école. Arrivée au dernier tiers de sa chanson, Evdokia pousse la note et en perd la voix. Elle termine en croassant comme un batracien dans sa mare.

4. 2017 – Australie – Isaiah Firebrace – Don’t Come Easy – neuvième

L’autre terrible fausse note de l’année. Elle aura fait rire mes amis aux éclats. Heureusement pour Isaiah, il avait réussi sa prestation de la veille et obtenu ainsi le soutien sans faille des jurys…

3. 1989 – Pays-Bas – Justine Pelmelay – Blijf Zoals Je Bent – quinzième

Voilà qui est terrible, se planter dans l’ultime note, à la toute fin de votre chanson. La voix de Justine se fissure à la dernière seconde, sa grimace vaut de l’or.

2. 2010 – Israël – Harel Skaat – Milim – quatorzième

On lui promettait monts et merveilles, je me souviens même lui avoir prédit un podium… Et puis, au moment crucial, l’embardée vocale ! Harel dérape et valdingue à la quatorzième place…

1. 1977 – Finlande – Monica Aspelund – Lapponia – dixième

Il y a des notes surhumaines, des notes qui semblent échapper à la portée de la voix humaine. Monica Aspelund se lance à l’assaut et lâche prise au beau milieu de son cri suraigu. Le jury irlandais a adoré… pas les autres, hélas…

Cela arrive, même aux meilleurs… Sur ce, passez un excellent week-end et rendez-vous la semaine prochaine ! Au menu : le retour du FIAS !