Jean Cocteau a écrit L’Éternel Retour en 1943. Le poète ne pouvait se douter que sa maxime s’appliquerait, treize ans plus tard, à un concours télévisé de chansons. Car, des principes fondamentaux de l’Eurovision, l’éternel retour en est le premier. Le Concours est par essence un éternel retour : il revient ponctuellement sur les écrans, en comète télévisuelle immuable, sans faute depuis soixante-et-un ans. Sa dramaturgie ne varie pas : introduction, chansons, entracte, vote, acclamation du vainqueur. Ses acteurs demeurent fixes : spectateurs, présentateurs, interprètes, commentateurs, fans, superviseurs, portes paroles.

Éternel retour aussi de ses ingrédients essentiels : en vrac, des sélections nationales, des surprises, des eurodrames, Christer Björkman, des chamailleries entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, des sondages, le Groupe de Référence, une chanson que vous adorez, une chanson que vous haïssez, des concerts intermédiaires, Jon Ola Sand, des chamailleries entre la Russie et l’Ukraine, des dates butoirs, des costumes audacieux, le Prix Barbara-Dex, OGAE, les Prix Marcel-Bezençon, Alexander Rybak et bien entendu, L’Eurovision au Quotidien. Sans tout cela (et d’autres choses encore), vous ne pourriez obtenir une édition réussie.

Ajoutons un dernier indispensable : le retour d’un ancien participant, éternel retour dans l’éternel retour. Cette tradition a été inaugurée, vous le savez, dès 1957, par la néerlandaise Corry Brokken, suivie dix minutes plus tard par la suissesse Lys Assia. Elle n’a été rompue qu’à cinq reprises dans l’histoire du Concours : en 1970, 1989, 2001, 2003 et 2004. Cette année a ainsi vu le retour de cinq anciens participants. Quatre ont été sèchement remerciés en demi-finale, le cinquième a tutoyé les sommets. Rouvrons donc notre livre d’histoire sur l’étagère, au chapitre du « grand match des anciens participants » !

5. Valentina Monetta : 2012 vs 2013 vs 2014 vs 2017

Valentina est un ingrédient, que dis-je, un pilier du Concours à elle toute seule. Au point qu’il s’agisse de sa deuxième apparition sur ce site en une semaine. Inutile de reprendre le fil complet de sa vie, concentrons-nous sur son oeuvre eurovisionesque. Valentina fait ses débuts en 2012, à Bakou, prenant l’Euromonde par surprise. The Facebook Song cause stupeur et consternation, surtout dans mon chef. L’UER la retoque pour promotion commerciale indue. Je reprends espoir, Ralph Siegel le tue dans l’oeuf, en ôtant simplement la marque litigieuse et en la remplaçant par des onomatopées. Le 22 mai 2012, Valentina ridiculise le Concours en trois longues minutes. Mais vous noterez qu’elle ne se ridiculise pas personnellement, son interprétation vocale étant irréprochable. Le jury albanais, adepte de grosse déconnade, lui attribue dix points. Pas assez hélas : Valentina termine quatorzième et est éliminée.

Elle revient l’année suivante, dans l’ombre de son mentor allemand, en italien dans le texte. Je me souviens de ma double surprise, causée par son retour et par la qualité de la chanson. Crisalide me semblait mieux épouser les contours de l’univers musical de la chanteuse. Du moins, jusqu’au changement de rythme. La ballade classique se transformait soudain en hymne disco. Soit, cela passait encore la rampe. Le 16 mai 2013, en direct de Malmö, Valentina offre sa personne au monde, ainsi qu’une prestation émouvante et aux bonnes limites du kitsch. J’étais convaincu qu’elle se qualifierait, les jurés aussi, tout comme l’Espagne qui lui attribue dix points. Mais le public européen la boude. Valentina termine à la terrible onzième place et est éliminée à seize points de la qualification.

2014 voit l’heure de gloire sonner pour Valentina. À sa troisième tentative, elle décroche enfin sa qualification. Le 6 mai 2014, j’avoue avoir versé une larme lorsque Pilou annonça : « Country number six is… San Marino !« . L’émotion de Valentina m’alla droit au coeur. À la différence de Maybe, ballade eurovisionesque poussiéreuse, à la présentation visuelle ki-kitsch…  Lors de la finale, Valentina ne put aller bien loin et termina vingt-quatrième. Mais elle avait marqué l’histoire du Concours en offrant à Saint-Marin sa première qualification. Les détails du vote durent vous briser le coeur, puisque Valentina avait été portée à bout de bras par les téléspectateurs et avait soufflé d’un petit point seulement sa qualification à la portugaise Suzy. Vous aurez noté en outre que la Belgique et la France n’attribuèrent en demi-finale, aucun point à Saint-Marin, mais respectivement six et cinq points au Portugal…

Trois ans plus tard, alors qu’on la croyait préoccupée par sa carrière de chanteuse jazz, Valentina reprend la route du Concours, pour la quatrième fois. Elle tutoie désormais Fud Leclerc, Peter, Sue & Marc et surtout, l’immense Elisabeth Andreassen. Vous avez suivi pas à pas ses préparations et ses répétitions, en compagnie de son ami Jimmie. Valentina s’est montrée égale à elle-même, sympathique, ouverte, chaleureuse, professionnelle et adorable en toutes choses. Les fans lui portent un amour justifié. Reste que Spirit of The Night était hors cadre. Valentina fit étalage de son talent et de sa joie de vivre, mais il n’y eut personne pour voter en sa faveur. Juste un tout petit point de la part des téléspectateurs allemands. Les jurés lui décochèrent un terrible « nul point » et Saint-Marin termina à la dernière place de sa demi-finale.

Verdict : Valentine reviendra-t-elle ? Je l’espère, mais cette fois, sans Ralph Siegel. Donnez-lui un morceau de l’ampleur de City Lights ou de Beautiful Mess et je suis convaincu qu’elle survolera les classements. Quant au verdict final, je vous rejoins : c’est Crisalide qui l’emporte dans mon cœur. Car il a battu pour cette chanson et il a saigné lors de son élimination.

4. Koit Toome : 1998 vs 2017

Koit et moi avons un point commun : nous débutâmes la même année notre carrière eurovisionesque. Le chanteur estonien concourut pour la première fois en 1998, l’année de mon premier Eurovision. Je n’avais d’yeux que pour Danijela, Imaani et Dana. Je vous l’avoue : je passai complètement à côté de Koit et ce n’est qu’en 2017 que je pris la peine de revoir ses trois minutes à Birmingham. Mere lapsed était une ballade classique, interprétée par un débutant juvénile. Pas de quoi troubler le tableau de vote, ni mon coeur d’adolescent. Koit obtint les « douze points » finlandais et termina à une modeste douzième place.

Mais enfin, cette chanson lança sa carrière en Estonie. Le chanteur alterna albums, comédies musicales et tournées nationales. Il refit un passage à la sélection estonienne en 2003, où il termina deuxième et en 2007, où il termina dixième. Une décennie plus tard, il y revient avec Verona, schlager de bonne facture composé par Sven Lõhmus. Il y avait des propositions plus fraîches et plus intéressantes dans cet Eesti Laul 2017, mais les Estoniens voulaient absolument Verona. Ils l’ont eu, mais au prix d’une élimination immédiate en demi-finale. Les téléspectateurs européens furent conquis, mais absolument pas les jurés qui classèrent notre duo avant-dernier.

Verdict : deux morceaux, deux époques et que de chemin parcouru pour Koit… et pour moi. Dix-neuf ans de Concours… et toujours cette détestable habitude de céder à la facilité. Car entre la ballade sans audace et le schlager assumé, j’ai choisi mon camp : ce sera Verona pour moi. Certes, cette chanson est critiquable, mais elle se retient avec une facilité déconcertante. Premier point pour 2017 !

3. Laura : 2005 vs 2017

Restons en Estonie, pour l’autre participante de retour, Laura Põldvere. Comme Koit, Laura lance sa carrière grâce à l’Eurovision. Elle participe à l’édition 2005 de l’Euro Laul, en solo avec Moonwalk et en groupe avec Let’s Get Loud. La première chanson termine deuxième et c’est la seconde qui l’emporte. Voilà Suntribe à Kiev, avec une chanson plutôt dynamique et dans l’air du temps. Hélas, la prestation vocale tint de l’accident industriel. Les « douze points » lettons n’y suffirent pas : l’Estonie termina vingtième et fut éliminée.

S’en suivit une décennie d’éternel retour à la sélection estonienne pour Laura. Troisième en 2007, troisième en 2009, deuxième en 2016, le tout ponctué de singles et d’albums. La chanteuse l’emporte enfin cette année, en duo avec Koit. Nous venons de détailler leur parcours à cet Eurovision 2017. J’espère à présent que l’un et l’autre reviendront à l’Eesti Laul, mais avec des morceaux plus contemporains ou plus authentiques.

Verdict : Let’s Get Loud était encore amusant en version studio. Mais en direct, ce fut un crève-tympans. Je me souviens d’avoir grimacé de déplaisir à écouter ce massacre vocal. Verona me procura un plaisir coupable inégalé cette année. Sans fausse honte, je lui attribue donc ma préférence. Et de deux pour 2017 !

2. Omar Naber : 2005 vs 2017

Nous restons en 2005 avec un curieux parallèle, comme seul l’Eurovision en a le secret. Deux artistes qui concourrent tous deux pour la première fois à Kiev et qui sont tous deux éliminés en demi-finale. Deux artistent qui tentent à plusieurs reprises leur chance à leur sélection nationale, mais en vain. Deux artistes enfin qui reviennent en 2017, à nouveau à Kiev et qui à nouveau, sont éliminés en demi-finale. Laura et Omar seraient-ils des jumeaux astraux ? Destiné à devenir dentiste, Omar se ravise au dernier moment pour embrasser la carrière de chanteur. Après avoir été choriste, il sort de l’ombre en 2004 en remportant un télécrochet. Dans la foulée, il publie son premier single et participe à l’EMA, qu’il remporte avec Stop, une ballade de sa composition. À Kiev, le soutien des républiques balkaniques ne suffit pas. Boudé par les autres pays, Omar termine douzième et est éliminé.

Lui aussi adopte la politique de l’éternel retour envers l’EMA. Deuxième en 2009retoqué en 2011, idem en 2014, là aussi entre deux singles et deux albums. Omar l’emporte à nouveau cette année, grâce au soutien des jurés slovènes. On My Way est une autre ballade de sa plume, qui aurait eu du succès en 2005, lors de sa première participation, mais qui en 2017, était à côté de la plaque. De retour à Kiev, Omar sera payé de maigres points et d’une dix-septième place.

Verdict : De Stop, j’avais conservé un bon souvenir. J’avais été déçu qu’Omar manque sa qualification, surtout au profit de ceci, cela et ça, qui à l’époque, me faisaient horreur. De On My Way, je ne conserverai aucun souvenir particulier. C’était la chanson du passé et du passif. Omar a du talent en tant qu’interprète, mais en tant qu’auteur, il devrait se renouveler. Je garde donc 2005. Deux partout entre avant et maintenant.

1. SunStroke Project : 2010 vs 2017

Quant un violoniste rencontre un saxophoniste… Anton et Sergei se lient d’amitié durant leur service militaire et fondent SunStroke Project. À la recherche d’un chanteur, ils engagent en 2008, Pasha Parfeny. L’année suivante, ils tentent leur chance à l’O Melodie Pentru Europa. Ils y terminent troisièmes. Pasha s’en va et est aussitôt remplacé par Sergey. S’en suit une séquence complexe. SunStroke Project s’inscrit à l’OMPE 2010 avec Believe. Mais leur route croise celle d’Olia Tira, inscrite de son côté. Coup de foudre artistique. Tous abandonnent leur chanson initiale et joignent leur effort sur Run Away. Le quatuor emporte haut la main la sélection moldave, devant… Pasha Parfeny. À Oslo, plateaux tournants, maquillages bleus et chorégraphie cadencée. Nos amis se qualifient de justesse et terminent vingt-et-unième en finale. La gloire sera postérieure : Anton dans son incarnation de l’Epic Sax Guy cassera Internet et deviendra l’un des premiers mèmes d’ampleur mondiale.

SunStroke Project tente lui aussi l’éternel retour. En 2012, à nouveau avec Olia Tira. Hélas pour eux, Superman n’est pas repris parmi les participants. Double tentative sans leur muse, en 2015, avec Lonely et Day After Day. Qualifié, mais contraint de choisir, le groupe opte pour cette dernière et termine troisième. 2017 sera l’année de la baraka pour les trois compères, probablement au-delà de leurs attentes les plus folles. Soutenus par le public moldave, ils remportent l’OMPE et s’envolent pour Kiev. Vous avez vécu l’incroyable : un raz-de-marée au télévote les portent jusqu’à la troisième place de la finale. Simplement le record absolu de la Moldavie au Concours. SunStroke Project signe LE retour gagnant de l’année.

Verdict : Cette troisième place en 2017 m’étonnera pour longtemps encore. Mais tant mieux pour eux et pour la Moldavie. 2017 aura été l’année de la revanche pour les pays oubliés du Concours. Ceci dit, c’est Hey Mamma que je retiendrai ici. Run Away m’a toujours semblé cacophonique et la prestation en direct m’a effarouché les oreilles. Un point de plus pour 2017 !

Conclusion : le duel estival des revenants se conclue sur mes tablettes, par une victoire de 2017. Le présent l’emporte sur le passé et je m’en réjouis. Que cela serve de leçon à Omar et Valentina : « Ne reviens à l’Eurovision qu’avec une meilleure chanson ! ». Là-dessus, qui des candidats de cette année aimeriez-vous voir revenir à l’avenir ? En ce qui me concerne, un nom me saute à l’esprit : Francesco ! Oh oui, ce serait tellement bon… Surtout s’il gagnait… À part lui, je serais fort heureux de revoir aussi Dihaj, Alma et Kristian Kostov. Par contre, si Jacques et Manel pouvaient s’en abstenir, ce serait gentil, merci.

BONUS

Rares sont encore les artistes à passer du Junior au Senior. Nos soeurettes néerlandaises constituent un bel exemple. Elles ont treize et douze ans lorsqu’elles représentent les Pays-Bas au Junior 2007, avec un morceau de leur propre composition : Adem in, adem uit (Inspire, expire). Lisa, Amy et Shelley terminent alors onzièmes.

Après deux albums et trois ans de hiatus, elles se réinventent en O’G3NE et remportent la cinquième saison de The Voice Of Holland. Le succès est immédiat. Deux ans de plus les voient sélectionnées par la télévision publique néerlandaise pour la représenter à Kiev. Les jurés sont conquis et les emmènent jusqu’à la onzième place de la finale. Les spectateurs, quant à eux, sont plus réservés, hormis les Belges.

Difficile de comparer le Junior au Senior. Je ne trancherai donc pas… Sur ce, passez un bon week-end et rendez-vous samedi prochain ! Au menu : des plaisirs coupables, très coupables.