history_bookLes vagues s’écrasent sur la plage, le soleil est en feu, c’est l’été à Palma… Je suis devenu ton ami, je t’ai murmuré « chéri », ta seule réponse sera-t-elle oui ?

Comprenez-vous l’allusion ? Si oui, bravo, vous êtes de fins connaisseurs ! Si non, rattrapez-vous. Ah, c’était le bon temps de l’Eurovision, celui où l’on descendait un escalier du Palais des Festivals de Cannes en robe du soir, sous les yeux de Jacqueline Joubert, pour interpréter une chanson d’amour classieuse émaillée d’expression en français, LA langue qui vous offrait la victoire sur un plateau d’argent…

Nostalgique ? Un peu… Les vacances arrivées, la victoire ukrainienne sublimée, le temps est aux souvenirs attendris. Des mouettes et des avions, les choses du ciel, les vents qui hurlent, les brises qui soupirent, des panoramas urbains, les lumières des néons, des ciels gris ou bleus, toutes sortes de choses me rappellent le Concours… Oui ? Re-bravo ! Non ? Allez, une fois ! Oui, depuis mai dernier, toutes sortes de choses ont rejoint ma mémoire et celle mémoire collective de l’Eurovision : des barbelés bosniens, un cosmonaute moldave, des loups biélorusses, une ceinture suisse, un mur russe, des gambettes arméniennes…

Tout cela m’a donné envie de rouvrir ce fameux livre d’histoire sur l’étagère. Vous savez, celui que se répète toujours. Non ? Êtes-vous certains d’être au bon endroit ? Parcourons-le ensemble, durant les deux mois qui nous séparent de la rentrée, du premier septembre, du lancement officiel de la Saison. Tournons ses pages et revisitons les archives de notre Concours préféré. Plus de soixante ans d’histoire, de petites histoires, de moments géniaux et cultes, d’interprètes mythiques et inoubliables, de chansons monumentales et anthologiques, il y a matière à compiler.

050510_ruslana-unicef300450Dans notre premier épisode estival, rendons hommage au phénix de ces hôtes, au seigneur à qui sont dus tous les honneurs : l’Ukraine ! Ah ça, nous nous en souviendrons longtemps de la victoire de Jamala ! Dans cinquante ans, je casserai les pieds des infirmières de ma maison de repos, en leur racontant pour la trente-six millième fois cette folle soirée du 14 mai 2016. Les pauvres soupireront d’exaspération en me répétant qu’elles n’étaient pas encore nées et qu’elles s’en tamponnent le coquillard, puis elles me fileront un somnifère pour avoir enfin la paix.

L’Ukraine et l’Eurovision, Antoine vous le résumera : c’est une très belle histoire d’amour qui dure depuis treize ans. Treize années qui débutent par un épisode douloureux à écouter, rebondissent sur une première victoire l’année suivante et se poursuivent par des classements éblouissants. Le pays  a accouché d’un Léviathan du Concours, Ruslana (je me fais une raison : on ne la changera plus…), et est devenu l’un de ses piliers. La patte de l’Ukraine ? Ce petit truc en plus, cet accessoire inédit, ce gimmick capable de propulser une chanson banale dans le peloton de tête…

Agaçant ? Oh que oui ! Combien de fois me suis-je énervé tout seul devant ma télévision, lors du passage du pays or et azur… Car trop, ce n’est jamais assez pour un représentant ukrainien. Force est cependant de constater que ce « trop » se traduit par une pluie de votes. L’effet mémorable joue, l’inconscient collectif se met en branle, les prestations ukrainiennes entrent dans notre livre d’histoire. La preuve : l’Ukraine est citée trois fois dans Love Love Peace Peace.

Tout cela m’a donné envie d’un classement, un classement à la Luc Lagier, en cinq madeleines. Mais attention, un classement subjectif, personnel, partial et peut-être, de mauvaise foi. Vous prendrez garde aux sarcasmes et au second degré assumé. Votre opinion diffère ? Exprimez-vous ci-dessous ! Donc, aujourd’hui pour lancer notre été : cinq fois où l’Ukraine en a clairement fait de trop.

5. 2005 – GreenJolly – Razom Nas Bahato – Vingtièmes en finale

En 2004, la victoire de notre petite chérie en peau de bêtes amena le Concours à Kiev. Mais en novembre, éclate la Révolution Orange. Le temps passe, l’UER tremble, la NTU réussit envers et contre tout l’exploit d’organiser la cinquantième édition de l’Eurovision, tout en menant de front une sélection nationale. Celle-ci demeure un modèle du genre (oui, oui, sarcasme) : les qualifications pour la finale s’étendent sur quinze semaines, un record à peine effleuré par l’Eurovizjios Atranka. Au terme de ce marathon télévisé, quinze survivants demeurent en lice. Ils n’étaient pas au bout de leurs surprises : les organisateurs décident de manière soudaine d’ajouter quatre participants supplémentaires. Parmi eux et comme par hasard, le groupe de rap Greenjolly et leur chanson Razom Nas Bahato (Ensemble, nous sommes nombreux), devenue l’hymne de ralliement des révolutionnaires orangistes. La victoire étant décidée par le seul télévote, les rappeurs remportent sans surprise la finale, au nez et à la barbe… d’Ani Lorak. Il fallait s’y attendre : le Groupe de Référence de l’UER refuse la chanson dont les paroles sont réécrites et vidées de toute allusion à la situation politique ukrainienne (elles appelaient initialement à la victoire de Viktor Iouchtchenko). Sur la scène du Concours, les spectateurs eurent droit à un déferlement de clichés : des danseurs enchaînés en sweats à capuche sans manche, des interprètes en t-shirts à manches courtes sur des t-shirts à manches longues, du break-dance, des coiffures au rasoir, des bras s’agitant dans tous les sens et des doigts victorieux. Du trop version rap, genre malheureux au Concours… Ironie grinçante : la caméra filma la prestation du groupe avec en premier plan, un gigantesque drapeau… russe ! Résultat : une vingtième place, le plus mauvais classement de l’Ukraine à l’Eurovision… On leur aurait bien dit…

4. 2014 – Mariya Yaremtchouk – Tick Tock – Sixième en finale

Lors de la sélection ukrainienne pour Copenhague, mon attention avait été retenue par les NuAngels et leur Courageous. Des femmes chantant comme des hommes, voilà qui m’avait semblé mémorable. J’aimais également le Let Go de Tatiana Chirko. Les autres chansons me passèrent par-dessus la tête… tout comme la finale nationale. Rendons hommage à la NTU : la programmer à midi, le dimanche précédant Noël, aura été d’une audace cathodique folle… J’appris le résultat au sortir du poulet-frites-salade dominical : victoire pour Tick Tock et Mariya Y. Les autres concurrents hurlèrent à la corruption et au bidouillage du télévote (petite musique connue…) ; je restais bouche bée devant la platitude du morceau. Je croyais révolue l’ère des Na Na Na et des Boom Boom, j’avais tort. Je pariais sur une réécriture majeure de la chanson, je fus re-déçu par la version finale. Je m’attendais à un four, j’eus re-tort (comme souvent à l’Eurovision). Car Mariya s’était payé l’accessoire qui tue : un scénographe ! Et le dit scénographe, Francisco Gomez, avait eu une idée foudroyante : faire courir derrière Mariya et durant trois minutes, un homme dans une roue de hamster. La roue vola la vedette au scénographe, à la chanson et à Mariya et se hissa jusqu’à la sixième place du classement final. Elle entra dans la légende du Concours, remarquée, remarquable, mémorable et ridiculisée. Elle a acquis une existence propre. Qui se souvient encore de Mariya ? Mais la Terre entière semble se souvenir de la roue…

3. 2012 – Gaitana – Be My Guest – Quinzième en finale

Comme toujours à une sélection ukrainienne, il y avait, en 2012, de quoi boire, manger et délirer. Je garderai à jamais un souvenir ému d’Olya Polyakova et de l’immense fou-rire que me causa son anthologique Lepestok. Sur une note plus sérieuse, j’étais convaincu que Max Barskih allait l’emporter haut la main avec son Dance. Sauf que non ! Le public ukrainien s’enflamma inexplicablement pour Renata et son passable Love In Sunlight Rays. Si vous avez une explication… Bref, cela ouvrit un boulevard à la favorite du jury : Gaitana. Dès sa victoire, je rangeais Be My Guest dans la catégorie des plaisirs coupables, ces chansons que l’on a un peu honte d’aimer, que l’on réécoute en boucle sous sa douche (cela faisait longtemps, tiens !), mais que l’on condamne en public (hou, hypocrisie !). Je fus désolé pour la pauvre Gaitana, suite à la campagne raciste menée contre elle par des extrémistes médiévaux. Dieu merci, elle sut y répondre avec classe. Là-dessus, elle me souffla sur mon canapé en déboulant sur la scène de Bakou dans un équipage folklorique et tonitruant. Trop était un mot taillé pour Gaitana : des fleurs dans les cheveux, des trompettes, des danseurs en jupette, une fausse foule…  Je levai les yeux au ciel. La suite me surprit plus encore : Gaitana échoua à la quinzième place, le deuxième plus mauvais résultat de l’Ukraine. Même Oleksandr avait fait mieux… Sauf que oui, sauf que non, expliquez-moi ce mystère : Gaitana avait été sanctionnée par le public et par le télévote ! Le jury lui avait accordé une royale septième place, la plaçant devant Roman Lob et Sabina Babayeva (Sabina Babayeva, quoi !). Mais qui sont ces gens ?

2. 2009 – Svetlana Loboda – Be My Valentine – Douzième en finale

Ces trois minutes ukrainiennes à Moscou resteront pour l’éternité dans ma mémoire comme LE sommet du bon goût, de l’élégance, de la distinction et de la simplicité en matière d’Eurovision… Svetlana Loboda avait adopté, elle aussi, « trop » comme devise. Cette année-là, je ne suivis pas la sélection ukrainienne. Je découvris donc Svetlana en l’état. Tout y était déjà, en germe… La refonte de la chanson et le clip annonçaient une prestation fleur bleue et subtile, à son image. Le résultat dépassa mes attentes et je demeurai ébahi, avant de partir d’un immense éclat de rire. Une Svetlana survoltée, maquillée à la truelle, en mini-jupe et cuissardes, parcourut la scène comme une tornade, une grenade sexuelle dégoupillée, entourée de trois danseurs déguisés en soldats troyens et de deux choristes en Statue de la Liberté. Ce fut un déluge kitsch et dada, absurde jusqu’au génial. Sveltana se transforma en pole-danseuse, en batteuse hystérique, mais ma Svetlana à moi demeure la gymnaste accomplie, que ses danseurs emportent dans une roue verticale à 360 degrés. Culte !  Riez : cette folie lui coûta 80.000 euros et la télévision ukrainienne étant impécunieuse, la chanteuse dut mettre son appartement en hypothèque. Elle eut plutôt dû s’abstenir : elle se qualifia mais finit à la douzième place, un résultat médiocre pour pareille superproduction. Depuis, Svetlana a investi dans le ravalement d’autres façades, la preuve en images.

 

1. 2007 – Verka Serduchka – Dancing Lasha Tumbai – Deuzième en finale

Qui d’autre ? Qui d’autre qu’Andriy Danilko sous les traits de son alter ego Verka Serduchka pour remporter notre premier classement estival ? Il y a deux façons d’aborder ses trois minutes à Helsinki. Soit en prenant les choses à la légère, en y voyant une parodie rigolote et bien troussée du Concours et de ses travers. Soit en prenant les choses au sérieux, en y voyant la mort et la plaie d’une compétition internationale livrée à ses pires démons. À titre personnel, j’appartiens au second camp. Je voue à Dancing Lasha Tumbai une haine féroce que les années n’ont point adoucie. Elle est l’incarnation même de tout ce que je déteste et méprise dans l’Eurovision. Trop, c’est trop ! Je vous passe la controverse sur le sens profond des paroles de cette plaisanterie, vous la connaissez certainement. Coiffée d’une boule à facettes surmontée d’une étoile, en uniforme scintillant et lunettes de soleil, entourée d’une cour lamée or et argent, Verka se hissa jusqu’à la deuxième place. Je crus en mourir de dépit : le public l’avait préféré à bien des chansons et des interprètes crédibles. Vous ne me verrez donc verser aucune larme sur l’époque du tout-télévote… Le plus terrible est que cette histoire n’a pas, n’aura jamais de conclusion personnelle satisfaisante. Le personnage a tellement marqué les esprits qu’il ressurgit sans cesse, dans la moindre compilation, dans le moindre clin d’œil, dans la moindre présentation des points. Je n’en peux plus, je vais craquer… Et les contempteurs du Concours qui la ressortent systématiquement pour le décrédibiliser… Raah !

Cinq places, c’était trop… peu pour un pays comme l’Ukraine ! Auront donc manqué d’un chouïa ce classement, d’autres moments mémorables, comme la boîte lumineuse d’Ani Lorak, le bac à sable de Mika Newton ou encore le géant de Zlata Ognevich. Ce qui nous amène à cette intéressante conclusion : après une décennie de débauches visuelles et scénographiques, d’accessoires coûteux et encombrants, de divas et de nymphettes, l’Ukraine a remporté une seconde victoire au rebours total de ses habituels travers esthétiques et musicaux. La comparaison avec Jamala demeure stupéfiante, au terme de ce classement. Là-dessus, j’ai hâte d’assister à la prochaine sélection ukrainienne, histoire de voir quelle direction la NTU prendra pour l’avenir…

BONUS

Incorrigibles, ils sont incorrigibles ! Même lorsqu’ils optent pour la sobriété, ils s’empêtrent dans les scandales et les remous. En guise de dessert, revenons sur leur sélection pour l’Eurovision 2010, rappel d’une époque pas si lointaine où la NTU a frôlé l’exclusion du Concours.

Le 29 décembre 2009, la télévision ukrainienne annonce officiellement avoir choisi le chanteur Vasyl Lazarovych pour la représenter à Oslo. Une finale est organisée le 5 mars 2010. Vasyl y interprète cinq chansons, choisies par un comité interne. Au terme de la soirée, c’est I Love You, un bol d’eau tiède, qui l’emporte.

La suite est l’objet de bien des controverses. Le 17 mars, cinq jours avant la date finale de remise des chansons à l’UER, la NTU annonce qu’une nouvelle finale sera organisée le 20 mars. La télévision ukrainienne aurait reçu des plaintes d’autres artistes qui se sentaient lésés par le choix exclusif de Vasyl. Le lendemain, est organisée à la hâte une présélection interne durant laquelle dix-neuf artistes furent retenus. Vasyl, devenu dindon de la farce, obtient la permission de concourir à nouveau avec son I Love You. La nouvelle finale se tient donc le surlendemain et se conclut par… un ex aequo !  Celui est tranché en faveur d’Alyosha et de son To Be Free, car ils avaient remporté le vote du jury. Quant à Vasyl, il échoue à la septième place et retourne illico à son anonymat.

Sauf que… le soir-même, il apparait que To Be Free avait déjà été publiée deux ans auparavant. Le temps que la NTU commissionne un nouveau morceau à Alyosha, la date-butoir du 22 mars est passée. L’UER accorda un délai supplémentaire à l’Ukraine et lui inflige une amende. Ce roman-feuilleton rocambolesque s’achève le 24 mars par la publication de la chanson finale : Sweet People. À Oslo, Alyosha termine à une honorable dixième place, sans artifice et sans remous. Ah, ces Ukrainiens…