history_bookLa nuit, un cauchemar vient parfois me hanter. Je me réveille en hurlant, une sueur glacée au front. Dans ce rêve atroce, l’Eurovision n’avait pas été inventé ! Ma vie n’avait plus de sens, mes journées étaient longues et ennuyeuses, mes soirées interminables et mai était un mois comme un autre. L’horreur ! Le calme revenu, cette pensée me torture : que deviendrais-je si l’Eurovision n’existait pas ? Vous êtes-vous déjà posé cette question ? Serions-nous devenus des fans absolus de plain-chant médiéval ? De musique baroque sur instruments d’époque ? D’opéra allemand ? De musique atonale ? De métal boueux ? Aurais-je écrit des pages et des pages sur l’un de ces genres musicaux ?

Heureusement, Dieu a créé Marcel Bezençon, qui, à son tour, a créé l’Eurovision. Notez au passage que le grand homme n’est apparu qu’une seule fois sur la scène de son invention, en 1980, pour le jubilé d’argent du Concours. Nous lui sommes redevables de certains de nos plus beaux moments, de nos meilleurs souvenirs, de nos plus intenses émotions. Nous lui sommes redevables d’un phare de la culture pop, d’une quasi religion, d’une source inépuisable de découvertes et de surprises. Nous lui sommes surtout redevables d’un évènement rare, unique, précieux, qui unit les peuples et les nations, qui rassemble l’Humanité et qui demeure un îlot de paix, de tolérance, d’ouverture et de liberté dans un monde à feu et à sang. Rien que pour cela, l’Eurovision mérite le respect et la considération.

60th_in_gold_BlackSans oublier que le Concours couvre soixante années d’histoire de la musique, soixante années d’histoire de la télévision, soixante années d’histoire aussi. Il demeure le miroir de notre époque, riche, dense, complexe, âpre et passionnante. La marche du monde, les préoccupations universelles, les enjeux globaux y trouvent écho. L’Eurovision transcende son double statut initial de divertissement léger et de compétition musicale, s’élève au rang d’objet d’études. Souvent imité, jamais égalé, il détient le titre convoité de plus grand spectacle musical de tous les temps. Tout cela grâce à une poignée de visionnaires qui, au lendemain de la guerre, décidèrent d’unir leurs forces et leurs efforts, par-delà les vieilles haines et les nationalismes nauséabonds, pour rapprocher les peuples d’Europe et leur apporter la paix en chanson.

Rouvrons notre livre d’histoire sur l’étagère pour un neuvième et dernier chapitre estival et rendons hommage à notre Concours favori, par une savoureuse mise en abyme. Au fil de ces soixante années, les chansons en compétition ont apporté tous les thèmes possibles et imaginables : l’amour, la paix sur Terre, la fête, la danse, les vacances, le temps qu’il fait, le temps qui passe, bien entendu, mais aussi le pétrole, la pâtisserie, le stress ou encore la bataille de Waterloo (quelle idée !). À cela s’ajoute une thématique unique : le Concours lui-même ! Aujourd’hui donc et pour conclure, un ultime classement subjectif : cinq chansons de l’Eurovision parlant de l’Eurovision.

5. 1977 – Autriche – Schmetterlinge – Boom Boom Boomerang – 17e en finale

Un moment mythique de l’histoire du Concours et un débat toujours ouvert : culture ou commerce ? Partant, l’Eurovision doit-il promouvoir des chansons traditionnelles ou des succès commerciaux ? Et qu’est-il meilleur pour le Concours : un morceau inspiré du folklore, interprété dans une langue nationale et oublié dès le lendemain ou un morceau composé par des Suédois, interprété en anglais et vendu par brouettes dans l’Europe entière ? Chacun son opinion sur cette question brûlante… Le mérite de Schmetterlinge est de l’avoir posée, dans leur satire des milieux musicaux. Boom Boom Boomerang reste par ailleurs un marqueur : première chanson parodique, première chanson dont les paroles ne font pas sens et première chanson à faire allusion au Concours. Allusion timide et lointaine, mais porte ouverte à d’autres, plus audacieuses encore.

4. 2006 – Islande – Silvia Night – Congratulations – 13e en demi-finale

De l’art du troisième degré ! Car c’est ainsi qu’il convient de prendre le personnage de Silvia Night, créé par l’humoriste islandaise Águstá Erlendsdóttir. Dans sa chanson, elle prétendait sauver l’Eurovision. Ses allusions douteuses, son humour picaresque et des débordements de vraie-fausse diva égarèrent les journalistes, les fans et les organisateurs. Surtout, Silvia osa tout. Résultat : elle fut huée à mort lors de la demi-finale. Son élimination surprit peu ; après tout, Congratulations était une chanson médiocre et l’interprétation qu’elle en fit, ne méritait pas une finale. Là-dessus, Silvia en rajouta une couche. Les médias grecs se déchaînèrent contre elle, car l’humour n’est pas une donnée universelle. Qu’en reste-il dix plus tard ? Une plaisanterie de mauvais goût et une chanson qui a deux mérites : souligner que l’Eurovision est une nation et appeler à une victoire de l’Islande. Silvia avait deux fois raisons : nous sommes un peuple de cœur et il est temps que le Concours débarque à Reykjavik.

3. 2008 – Irlande – Dustin The Turkey – Irelande Douze Pointe – 16e en demi-finale

Le seul, l’unique Dustin. Le seul et unique concurrent de l’Eurovision à ne pas être humain. Dustin se réduit aisément à son profil de dinde chantante. Et son morceau, à un gloubi-boulga indigeste, listant les défauts, les travers et les clichés du Concours. Il en existe une lecture plus profonde : Dustin symbolise l’impasse dans laquelle se trouve l’Irlande. Depuis l’instauration des demi-finales, le pays erre et s’égare justement dans tous les clichés possibles. Dustin le souligne : ce ne sont pas les auteurs talentueux qui font défaut là-bas. Nous le savons : la responsabilité de cette décennie perdue incombe à la RTÉ, incapable de prendre le Concours au sérieux et d’attirer des candidatures solides. Plus encore : Irelande Douze Pointe symbolise un tournant, une lassitude grandissante envers les plaisanteries et les ridicules. Le retour des jurés dans la pondération du vote entrainera le Concours sur la voie du sobre, du solide, du professionnel. Une dinde braillant des insanités depuis une lunette de toilettes ne s’attirera désormais plus que du mépris. Reste un dernier débat soulevé par Dustin : vote-t-on toujours pour la chanson ou d’autres considérations entrent-elles en jeu ?

2. 2006 – Lituanie – LT United – We Are The Winners – 6e en finale

La fonction magique du langage : en énonçant des faits, ceux-ci se produisent. Répétez dans votre chanson que vous êtes les vainqueurs de l’Eurovision, les téléspectateurs vous prendront au mot et la victoire vous tombera dans la bouche comme une alouette rôtie. LT United l’a fait, le public les a presque exaucés. We Are The Winners demeure toujours le meilleur résultat jamais obtenu par la Lituanie au Concours. Depuis, à part Donny… Mais reconnaissons-le : les LT United avaient tout compris. Dans leur chanson, ils mettent en avant une clé récurrente de l’Eurovision : les chansons dont les médias se font l’écho avant le Concours, qui sont diffusées au préalable, qui sont des succès commerciaux avant mai, partent avec un avantage certain. Cette analyse est partagée par Graham Norton : les téléspectateurs ont une tendance naturelle à voter pour des mélodies qu’ils connaissent déjà. Ce serait selon lui, l’explication des votes de bloc. Je suis d’accord avec lui et les télédiffuseurs francophones devraient creuser cette piste : parvenir à diffuser leur chanson à l’étranger, à la promouvoir et créer ainsi une dynamique positive.

1. 1980 – Belgique – Telex – Euro-vision – 17e en finale

Belgique, terre de surréalisme. Le plat pays offrit au Concours l’un de ses moments les plus surréalistes en 1980, avec la toute première chanson parlant directement du Concours et mentionnant son nom dans ses paroles et dans son titre. Un morceau si bizarre, une présentation si étrange, une fin si abrupte que les spectateurs du Congresgebouw en demeurèrent interdits et que leurs applaudissements furent tièdes. Le but déclaré du groupe était de terminer dernier. Le jury portugais ne l’entendit pas ainsi et attribua dix points à la Belgique. Le temps a dissipé l’incompréhension : Euro-vision apparait rétrospectivement comme un excellent morceau électronique, précurseur et descriptif à merveille de l’essence technologique du Concours. Telex appartient, lui, au panthéon des groupes belges mythiques, que les fans évoquent avec une larme à l’œil. Parmi leurs succès, Moskow Diskow, Exercise Is Good For You, Vertigo et parmi leurs œuvres plus récentes On The Road Again et le remix de J’aime La Vie.

Sortez vos mouchoirs, l’été est fini, septembre frappe à la porte. La semaine prochaine, ce sera la rentrée, rentrée des classes, reprise des théâtres et des spectacles, réouvertures de nos lieux de sortie et surtout, ouverture officielle de la Saison. Jeudi 1er septembre : toute chanson publiée après cette date est éligible au Concours 2017. La machinerie de l’Eurovision reprendra son rythme effréné, bientôt les premiers noms, les premières chansons, les premières révélations. Comme c’est exaltant !

Quant à moi, je vous remercie infiniment pour votre fidélité durant cet été, pour vos commentaires, vos corrections, vos avis et votre présence. J’espère que vous avez passé les meilleures vacances possibles, que vous en avez conservé de merveilleux souvenirs et que vous êtes fin prêts pour un nouveau cycle eurovisionesque. Depuis Bruxelles, je vous embrasse fort et vous souhaite tout le bonheur du monde, en rires et en chansons. Nous nous retrouverons au fil des mois, pour d’autres annonces, d’autres comptes rendus, d’autres chroniques ! À très bientôt !

BONUS

Connaîtriez-vous d’autres chansons qui parlent de l’Eurovision ? Ma culture musicale étant limitée, je n’en vois qu’une : Ce Bruit, morceau parodique d’Annie Cordy, sorti en 1966. La chanteuse belge tente d’y enregistrer S’il y a des hommes, le tube qui lui fera décrocher la victoire. Mais ce n’est pas gagné pour notre rigolote nationale…