history_bookL’Eurovision tient du rituel, voire du rite, voire carrément de la liturgie. Depuis soixante ans, son déroulé demeure inchangé… ou presque. C’est d’ailleurs ce « presque » qui a permis au Concours d’évoluer et de rester au goût du jour. Mais vous l’avez constaté : la plus légère modification apportée à ce « presque », la plus légère évocation d’une modification, déclenche des avalanches de protestations des fans. Les fans, les véritables gardiens du temple, les défenseurs de sa mémoire et de sa tradition. Edward af Sillén en rit, il a raison : pour certains, l’Eurovision est une religion.

Et de tous les moments consacrés du Concours, le vote est celui qui concentre toutes les attentions et cristallise drames, joies, surprises et controverses. Au point souvent d’éclipser l’aspect musical de l’Eurovision… Une édition, une seule, aura échappé à ce maelstrom : la première, celle de 1956. Cette année-là, la délibération du jury a lieu en huis-clos. À la fin de l’entracte, son président, le compositeur suisse Rolf Liebermann, monte sur scène et annonce le nom du vainqueur : la Suisse. Les bulletins de vote sont brûlés sur le champ, personne n’en saura jamais plus.

Imaginez, le 14 mai dernier, si Christer Björkman était apparu et s’était contenté de déclarer  l’Ukraine gagnante. Impensable ! Votre Concours préféré vous aurait paru bancal et inachevé. Mais alors, qui a eu l’idée de rendre la procédure de vote publique et de la retransmettre en direct ? Si ce n’est Marcel Bezençon lui-même, c’est l’un de ses confrères. Ayant regardé le Festival of British Popular Songs, certains responsables de l’UER furent marqués par sa procédure de vote. Des jurys régionaux y étaient contactés en direct, par téléphone et leurs résultats respectifs, affichés au fur et à mesure sur un tableau récapitulatif. Enthousiasme et adaptation en 1957.


« Allo, Copenhagen ? » Le succès fut immédiat, le vote devint LE moment fort du Concours. Je ne vous en retracerai pas toute l’histoire, je me concentrerai sur un seul de ses aspects, celui qui fournira le sujet de ce nouveau chapitre de notre beau livre d’histoire sur l’étagère : les portes paroles. Depuis 1957, ils annoncent les votes de leur pays, depuis leur capitale (ou depuis la ville où est établi le siège central de leur télédiffuseur). Rendons hommage au premier d’entre eux : le suisse Mäni Weber, dont on entendit la voix étouffée au bout du téléphone, depuis Bâle. Ce fut par un porte-parole qu’arriva le premier scandale de l’histoire du Concours. En 1963, le porte-parole norvégien, Roald Øyen, se trompa dans l’énoncé des résultats de son pays. Rappelé en fin de procédure, il énonça alors des résultats différents et offrit une victoire surprise au Danemark.

1971 inaugura une nouvelle procédure de vote : les jurés siégeaient sur place. Les portes paroles s’éclipsèrent pour trois ans et revinrent en 1974. Les malheureux eurent quelques difficultés à s’adapter au nouveau système de vote inauguré en 1975. 1975-1979 : durant cinq éditions, les erreurs et les confusions se multiplièrent, au point que l’UER révisa la procédure et en 1980, les portes paroles énoncèrent pour la première fois les résultats dans l’ordre croissant. Leur petit train-train annuel fut bouleversé en 1994 : la bonne vieille liaison téléphonique fut remplacée par une liaison satellite. Pour la première fois, les portes paroles apparurent à l’écran. Hommage à la suédoise Marianne Anderberg, qui délivra la première ses points, face caméra.

S’ensuivent deux décennies ponctuées de plaisanteries diverses, de ratés mémorables, de looks improbables et d’interminables remerciements. Et si vous aimez les memorabilia, retenez quatre dates.

1996 : pour la première fois, un porte-parole énonça les points directement sur la scène du Concours. La norvégienne Ragnhild Sælthun Fjørtoft apparut pour ce faire aux côtés d’Ingvild Bryn, dans la blue room.

1997 : pour la première fois, les points d’un pays furent délivrés par deux portes paroles. Ce furent Marie Myriam et Frédéric Ferrer pour la France.

2006 : pour la première fois, un animal vivant apparut en direct à l’Eurovision. Le porte-parole allemand, Thomas Hermanns, délivra  en effet les points de son pays, juché sur un poney.

2014 : pour la première fois, les points d’un pays furent délivrés par trois portes paroles. Ce furent les membres du groupe Alcazar pour la Suède.

Hélas pour nos chers portes paroles, leur apparition à l’écran se réduit comme peau de chagrin. De 2006 à 2015, ils n’énoncèrent plus que les trois notes maximales attribuées par leur pays. Depuis 2016, ils n’énoncent plus que la note maximale attribuée par leur jury national. Et de 2013 à 2015, nombre d’entre eux durent subir le camouflet ultime : énoncer leurs résultats alors que le vainqueur était déjà proclamé et acclamé. Mais en bons petits soldats de l’Eurovision, ils font front et continuent d’apparaître sur notre écran, des quatre coins du monde. Hommage à la porte-parole australienne, Lee Lin Chin, qui officie à 7h du matin un dimanche (ce qui explique peut-être ses looks avant-gardistes).


Allez, rouvrons notre livre d’histoire sur l’étagère, pour l’avant-dernière fois cet été, et penchons-nous sur ces visages, chaque année un peu plus familiers. Enfin, tout dépend du télédiffuseur participant… Certains jouent au carrousel et changent chaque année de porte-parole. D’autres, en revanche, sont fidèles, voire très fidèles. Mais qui sont les plus fidèles ? Qui sont ces portes paroles sur le point d’entrer dans la légende dorée de l’Eurovision ? Aujourd’hui donc : les cinq portes paroles officiant depuis le plus longtemps.

5. Olivia Furtuna, porte-parole de la Moldavie depuis 2012

En voilà une qui s’affirme et qui a surpris cette année ! La discrète Olivia Furtuna est une présentatrice vedette de la télévision publique moldave, la TRM. Elle a débuté sa carrière par hasard. Alors qu’elle étudiait les sciences administratives, en Roumanie, elle se trouve un travail d’appoint dans une télévision locale. Elle contracte le virus : une fois revenue en Moldavie, elle décide de poursuivre dans cette voie, influencée par l’exemple de son père, lui-même journaliste. Elle est engagée à la TRM et y présente des émissions consacrées au sport. Elle entre dans la sphère de l’Eurovision en 2012, en devenant porte-parole de la Moldavie pour la première fois. Olivia demeure titulaire du titre et a approfondi ses liens avec le Concours : depuis 2014, elle présente également O Melodi Pentru Europa, la sélection moldave. À ses débuts eurovisionesques, Olivia était dans la réserve et la distance. L’on sentait toute sa nervosité. Mais elle s’est coulée dans le rôle au point d’assumer cette année la flamboyance et un accoutrement très Marlène Dietrich. Message subliminal : Olivia est heureuse, très heureuse : elle a épousé en 2015 l’homme de sa vie et est devenue mère dans la foulée. Je vous laisse quelques minutes pour imaginer ce qu’elle nous réserve l’an prochain…





4. Andri Xhahu, porte-parole de l’Albanie depuis 2012

Andri est déjà un porte-parole de légende, par la grâce de ses très improbables accoutrements. La maturité frapperait-elle à sa porte ? Cette année, Andri est rentré dans le moule. Notre porte-parole albanais débute sa carrière à seize ans à peine dans une radio locale. Il gagne rapidement en popularité et est engagé par Radio Tirana. Il y anime des émissions de soirées. En 2008, il obtient le créneau de l’après-midi et y crée un programme mêlant musique contemporaine, interviews et nouvelles people. Il connait un succès sans précédent, au point de recevoir en 2015, la récompense du meilleur programme de divertissement radio. En parallèle, Andri se lance dans la presse écrite et la télévision. En 2012, il embrasse l’Eurovision, en devenant à la fois commentateur et porte-parole. La machine s’emballe au point qu’Andri incarne corps et âme l’Eurovision en Albanie. Non seulement, il commente le Concours, mais il officie également en tant que tel pour le Concours Junior, le Festival de San Remo et l’Eurovision Young Dancers. Il occupe sa charge en jouant sur les contrastes : à une attitude très réservée, Andri oppose des habits très (très !) décontractés. Un jean et un t-shirt, un chapeau et une chemise de denim cloutée, une casquette et du faux cuir et son chef-d’œuvre : chemise jaune, pull bleu et cravate rouge. Andri s’est assagi en 2016, avec un costume gris très classique. Si vous aimez son style, visitez son blog. Au passage, vous en apprendrez plus sur ses vacances…





3. Katharina Bellowitsch, porte-parole de l’Autriche depuis 2011

La classe incarnée et une autre porte-parole qui au fil du temps, se prend au jeu et à la fête. Au point d’oser l’accessoire poilu. Enfant, Katharina va de concours en concours, mais pas encore de chansons : de gymnastique, où elle s’avère une compétitrice redoutable. Lorsque l’heure sonne, Katharina entreprend des études d’institutrice primaire. Sport et enfance, voilà les deux piliers de son existence. Elle s’en trouve un troisième : la télévision. Katharina débute sa carrière en présentant des émissions sportives, notamment sur Eurosport. En 1999, elle intègre la radio nationale autrichienne et une télévision pour enfants, où elle présente des émissions et anime des jeux pour la jeunesse autrichienne. Elle entre sur la scène du Concours en 2011, au retour de l’Autriche à la compétition. Elle occupe depuis le poste de porte-parole, tout en distinction et en efficacité. C’est le style Katharina : souriante, précise, droit au but, un modèle du genre. En 2014, notre porte-parole se lâche et arbore la barbe en soutien à Conchita. L’année suivante, échevelée, elle se déchaîne au beau milieu d’une foule de fans en délire. Nous la retrouvons en 2016, sereine et scintillante, couronnement de six années de loyaux services.







2. Ofer Nachshon, porte-parole d’Israël depuis 2009

Huit reprises consécutives, cela demeure le record actuel en la matière et permet à Ofer Nachshon de grimper sur la deuxième marche de notre podium ! Ofer officie avec brio et surtout, se surpasse chaque année en s’adressant aux présentateurs dans leur langue maternelle. Une véritable tour de Babel à lui seul ! Ofer débute sa carrière à la radio publique israélienne, sur laquelle il anime des programmes de nuit. En 1991, il intègre les programmes de jour et se trouve un genre sur lequel il bâtira sa carrière : l’émission de musique pop contemporaine. Il occupe ce créneau jusqu’en 2005. Il part alors aux États-Unis. À son retour, en 2008, il reprend sa carrière radiophonique, alternant cette fois émissions de musique contemporaine et émissions de morceaux anciens. Depuis peu, Ofer s’essaye au journal parlé. En 2009, il débute en tant que porte-parole d’Israël. Russe, norvégien, allemand, azéri, suédois, danois, aucune langue ne lui résiste. L’entendrons-nous un jour en français ? Ses prouesses linguistiques et ses manières affables lui valent la reconnaissance des présentateurs et surtout, les ovations du public. Notre héros…








1. Loukas Hamatsos, porte-parole de Chypre en 2000, 2003, 2004, de 2011 à 2013 et depuis 2015

Voilà notre champion ! Tout comme Ofer Nachshon, il en est à sa huitième édition du Concours. Lui, suit un trajet en pointillé : il apparaît et reparaît, mais détient le poste depuis 2011. Il est surtout le plus ancien porte-parole en fonction, ayant débuté dans cette charge, il y a seize ans de cela. Loukas Hamatsos mériterait une belle tartine biographique. Hélas, je n’ai pu collecter à son propos que des informations éparses. Si vous en savez plus, faites-nous en part dans les commentaires. Loukas a étudié la musique et le violon et semble s’être initialement décidé pour une carrière de chanteur. C’est en tout cas ce que laisse deviner ses deux participations à la sélection chypriote pour le Concours. En 1990, il termine dixième en duo. En 1993, il termine cinquième en solo. Sur ces entrefaites, il goûte aux joies de la télévision et s’y plait : il est engagé en 1992 par la télévision publique chypriote. Il y est toujours. Présentateur, journaliste, animateur, invité, Loukas est une ancre de la RIK. Il demeure dans la sphère de l’Eurovision : en 1998, 1999, 2000 et 2004, il présente la sélection chypriote. Enfin, en 2000, il officie pour la première fois en tant que porte-parole. Il ne se départira jamais de son style, élégant, affable, légèrement désuet. Jamais, il ne faiblira, ni sous les inévitables huées du public lorsque son pays attribue sa note maximale à la Grèce, ni surtout en 2013, lorsqu’il a le triste privilège de devenir le premier porte-parole de l’histoire du Concours à délivrer ses points, juste après l’annonce officielle du nom du vainqueur. Une leçon de dignité…








La Belgique, la France et la Suisse ont ceci en commun qu’elles renouvellent chaque année (ou presque) leur porte-parole. Difficile dès lors de suggérer le nom d’un futur pilier… En revanche, il y en a une que j’adorerais revoir, édition après édition, et ce pour plusieurs décennies : Barbara Schöneberger. Elle officie depuis deux ans, à la fois comme porte-parole et comme présentatrice de la finale allemande. Et si les résultats de son pays font pitié, la seule présence de Barbara réjouit. Elle rit dans l’adversité, triomphe du dédain européen et apparait sur nos écrans, telle une invincible Walkyrie. Décoiffée par les vents de Hambourg, elle se dresse et nous insuffle son énergie. Je vous recommande chaudement la sélection allemande, non tant pour les chansons en lice, que pour Barbara elle-même. Si par un miracle quelconque, l’Allemagne remportait à nouveau le Concours, je militerais pour que Barbara le présente. Car elle seule pourrait égaler Petra Mede…


BONUS

Et vous, comment les aimez-vous, vos portes paroles ? Concis ou bavards ? Sérieux ou déjantés ? Célèbres ou inconnus ? Je suis plutôt de l’école « Katharina Bellowitsch » : bonjour-bravo-les-points-au-revoir. Rien ne m’agace plus que les discours interminables, les apartés auto-promotionnels, les tentatives ratées d’humour, les silences à rallonge pour créer de faux suspenses, les réponses chantées ou les plans drague en direct. Sourire, précision, efficacité, bonne humeur, concision et dignité, voilà mes critères personnels de réussite. Vous me direz : de toute façon, avec le nouveau système de vote, le temps des galéjades et des digressions est terminé. Certes et c’est peut-être mieux ainsi. Nous refermerons donc ce chapitre et notre livre d’histoire sur un petit farceur, sans doute le plus garnement de nos portes paroles : Peter Poles. Avec lui, la Slovénie s’est fait remarquer ! Peter a officié en 2003 et 2004, puis de 2006 à 2009. Six apparitions mémorables que voici compilées. Où que tu sois, Peter, nous pensons à toi.