highs-lows-book-launch1Comprendre l’Eurovision nécessite de comprendre ses fans. Voilà une des clés essentielles du Concours : pourquoi des millions de personnes à travers le monde y sont-elles passionnément attachées, au point d’y consacrer l’essentiel de leur existence ? Qu’est-ce qui les retient captivées par ce spectacle ? Car, après tout, au sens premier, le Concours Eurovision de la Chanson peut se résumer à vingt-six chansons interprétées d’affilée, à une procédure de vote aléatoire, puis à la désignation d’un vainqueur pour l’honneur. « C’est long ! C’est ennuyeux ! C’est formel ! C’est dépassé ! » tempêtent les mécréants. Alors ?

C’est que le Concours dépasse cette plate lecture. Nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises dans notre chronique précédente, The History Book On The Shelf, l’Eurovision joue aussi sur un registre symbolique : la réunion des nations occidentales autour d’un concept universel. L’événement se charge d’interprétations historiques, politiques, géographiques, personnelles, qui en font un objet culturel unique au monde. Tout de même, voir des pays qui quelques décennies auparavant, s’entredéchiraient dans d’atroces conflits, désormais s’échanger avec une constante touchante et irritante leurs notes maximales ; voir les citoyens d’affreuses dictatures réactionnaires et rétrogrades, voter en masse pour la seule élection libre permise et autorisée de leur existence ; voir ainsi les frontières, les cultures, les langues, les différences abolies pour une nuit, il y aurait de quoi fendre la carapace la plus épaisse…

Les fans sont sensibles à cet aspect de l’Eurovision. Leur attachement viscéral vient cependant d’ailleurs, d’une autre propriété sans cesse renouvelée du Concours : celle de susciter en eux de l’émotion, toute la palette possible des émotions, de faire vibrer leur cœur et leur âme, de transmuter une soirée de mai en apothéose quasi divine. Si vous pouviez scruter l’esprit des fans lors de ces trois heures trente, vous y verriez la joie, l’excitation, la peur, l’extase, l’angoisse, le rire, la déception, l’ivresse, le dégoût, la tristesse, l’exultation bouillonner, se mêler et les électriser. Ils vivent enfin et lorsque pointe l’aube du dimanche, arrive le moment terrible : l’Eurovision se finit, l’Eurovision est fini ! Il leur faudra attendre un an encore, trois cent soixante-cinq interminables jours, une éternité ! Comprenez alors que certains plongent dans un épisode dépressif, nous font une déjà documentée « dépression post-Eurovision ».

D’où viennent ces émotions ? En partie de la liturgie et du cérémoniel propre au Concours : le générique de l’UER, le spectacle d’ouverture, « Bonsoir l’Europe ! », les cartes postales, « Europe, start voting now ! », l’entracte, « Douze points ! », « And the winner is… ». Mais surtout des chansons en lice elles même et de leur interprétation en direct sur la scène, devant les caméras et les yeux du monde entier. En trois minutes, certains artistes subliment la musique et marquent à jamais les esprits des fans. Voilà le rire , la déception, l’excitation, la tristesse et l’extase. Et puis, il y a ceux qui résument tout ce maelström en une seule et même fois. Ce sont les rois et reines du Concours, ceux qui règnent à jamais sur l’histoire de l’Eurovision, pour avoir réduit aux larmes des générations de fans. Ce sont eux l’objet de notre chronique d’aujourd’hui. Nous en avons choisi cinq, parmi les plus emblématiques. Prenez donc un quart d’heure de votre temps pour les écouter et les regarder. Vous aurez alors compris un des ressorts fondamentaux du Concours, les raisons de l’adorer et vous posséderez cinq formules magiques pour transcender trois minutes de musique pop.

Aujourd’hui donc : cinq moments de pure émotion.

5. 2009 – France – Patricia Kaas – Et S’Il Fallait Le Faire – 8e place

Trois fois. Le public moscovite dans l’Olimpiisky Arena ovationna trois fois Patricia Kaas durant les trois minutes de sa prestation parfaite, le 16 mai 2009. En ce sens, France 3 avait atteint son objectif : remporter les votes et les cœurs des spectateurs russes. La chanteuse française est effectivement une immense star en Russie, y ayant remporté de très grands succès dès les débuts de sa carrière. Son interprétation, teintée d’une douce nostalgie de la chanson française de l’Entre-Deux-Guerres, se révéla magistrale, une leçon d’élégance et d’émotion, une page anthologique du Concours à elle-seule. La concurrence était rude ce soir-là, entre Alexander Rybak, Yohanna, Urban Symphony et Andrew Lloyd-Weber au piano : Patricia Kaas reçut dix points de la Russie et termina à une fort honorable huitième place, le meilleur résultat de la France depuis 2002.

Formule magique n°5 : une immense artiste, beaucoup, beaucoup de classe et une petite robe noire.

4. 1993 – Norvège – Silje Vige – Alle Mine Tankar (Toutes mes pensées) – 5e place

Conclure une édition du Concours, passer en dernière position peut se révéler une chance et une gageure. Lorsque l’on a dix-sept ans, que l’on est norvégienne et que l’on aime un dieu distant et froid, c’est l’occasion d’entrer dans la légende. En 1993, la jeune Silje Vige remporta le Melodi Grand Prix avec une chanson nostalgique et envoûtante, écrite et composée par son propre père, Bjørn-Erik Vige. La partition musicale si particulière demeure un des sommets d’un genre qui fit flores au cours des années nonante : la ballade ethnique. La prestation de Silje fut impeccable, mais curieusement soutenue par une claque, longuement filmée par la production. Les jurys apprécièrent et la Norvège mena un temps le vote, puis termina à la cinquième place. La carrière de Silje se résuma pourtant là et elle se reconvertit dans l’enseignement.

Formule magique n°4 : une jeune fille timide, un amour impossible et un public de parti pris.

3. 2001 – France – Natasha St-Pier – Je N’Ai Que Mon Âme – 4e place

Derrière le pseudonyme de Jill Kapler, se cache Robert Goldman, le frère cadet du fameux Jean-Jacques. Il marqua l’histoire du Concours en offrant à la France sa première chanson interprétée en anglais (du moins partiellement), ce qui causa de nombreux remous en 2001. Remous qui furent oubliés lorsque la chanteuse retenue par France 3 se mit à chanter sur la scène démesurée du Parken Stadium : Natasha St-Pier, tout juste âgée de vingt ans et qui lançait là une brillante carrière. La victoire était à portée de main : Natasha termina à une brillante quatrième place. La jeune acadienne brilla lors de sa prestation et sa chanson remporta, après le Concours, un véritable succès commercial, le premier d’une longue série pour Natasha. Hélas, son implication dans la dernière sélection française pour l’Eurovision ne laissa pas le meilleur des souvenirs aux fans. Mais son résultat à Copenhague demeure toujours inégalé…

Formule magique n°3 : une québécoise, de l’anglais et une gestuelle maîtrisée.

2. 1998 – Croatie – Danijela – Neka Mi Ne Svane (Puisse l’aube ne jamais se lever) – 5e place

Danijela Martinović fit sa première apparition au Concours, en 1995. Avec son groupe Magazin et la soprano Lidija Horvat-Dunjko, elle décrocha une sixième place pour le romantique Nostalgija. Inutile de changer une formule presqu’aussi parfaite : trois ans plus tard, Danijela revint, seule cette fois, mais avec LA balade des balades balkaniques, celle qui allait devenir LA référence en la matière et donner suite à de multiples répliques, jusqu’en 2014  : Neka Mi Ne Svane. Rien que le clip officiel était un parfait moment de poésie. Cette émotion fut décuplée, lorsque Danijela ouvrit la quarante-troisième édition du Concours, à Birmingham. Le public l’ovationna à tout rompre, lorsqu’elle fit tomber sa cape noire. Au final, elle termina à la cinquième place et causa assez indirectement la victoire de Dana International.

Formule magique n°2 : une star balkanique, un effet de costume et des violons tout aussi balkaniques.

1. 2012 – Albanie – Rona Nishliu – Suus (Personnel) – 5e place

Inégalée, inégalable. Ainsi risque bien de passer Rona Nishliu à l’histoire. Sa voix atteignit des sommets inédits, jusqu’au quasi hurlement, avant de se briser dans des sanglots. De l’émotion à l’état pur, brut, qui valut à l’Albanie son meilleur résultat au Concours. À son retour à Tirana, Rona fut menée en triomphe à travers les avenues de la capitale, reçue en audience privée par le Président et le Premier Ministre, puis en grandes pompes au Parlement, qui lui offrit la citoyenneté d’honneur. Les médias lui décernèrent même le titre de « nouvelle reine d’Albanie ». Cela laisse rêveur, vu d’ici… Force est pourtant de s’incliner devant cette extraordinaire prestation, devant ce moment où l’Eurovision quitta le divertissement pour l’Art, l’Art avec une majuscule, l’Art total où l’artiste et sa chanson s’élèvent au firmament. Car il y a dans Suus une transcendance capable de faire s’incliner les plus rétifs, de renverser les plus profonds préjugés et de susciter les larmes aux yeux des endurcis.

Formule magique n°1 : une voix, une voix et une voix.

Bonus

L’Eurovision n’est donc qu’émotions diverses et contradictoires. Bien sûr dans le chef des spectateurs, mais aussi dans celui des interprètes, ne les oublions pas. Mon meilleur ami a d’ailleurs une théorie intéressante à ce sujet : la victoire appartient à ceux qui savent transmettre au public ces émotions les habitant. Il explique ainsi la non qualification, parfois surprise, de certains : ils auraient été incapables d’entrer en communion avec les téléspectateurs du monde entier. Il en veut pour preuve deux exemples éclairants, de la dernière édition du Concours : Sanna Nielsen et Axel Hirsoux. Deux grandes ballades lacrymales, à la dramaturgie équivalente et pourtant des résultats dissemblables : une troisième place en finale pour la Suédoise, une élimination en demi-finale pour le Belge. Certains ont reproché à la prestation belge, une mise en scène dépassée, une chanson datée, voire une thématique effrayante. Rien de tout cela pour l’Oiseau Bleu : Axel n’a transmis aucune émotion et n’a fait vibrer aucune corde sensible dans l’âme des téléspectateurs. Tout le contraire de Sanna, qui aura réussi à transformer tout le public du B&W Hallerne en ses choristes…